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Samizdat

What France Means to You.






[Ce que la France signifie pour toi]

C. S. Lewis

Cet article est paru dans la revue La France libre : liberté, égalité, fraternité. vol VII, no 42, 15 avril 1944 pp. 403-405. L'article (publié quelques mois avant le débarquement de Normandie) est un recueil de pensées par divers personnages publics, dont Raymond Mortimer, Gilbert Murray, JHF McEwen, Harold Nicolson, David Eccles. Dans les nos postérieurs de La France Libre, on a poursuivi ce même article en y apportant des pensées par d'autres auteurs, dont le mathématicien Bertrand Russell. Il est probable que Lewis ait rédigé lui-même cet article sans l'intervention d'un traducteur, car dans son autobiographie Surpris par la joie, il mentionne avoir pris des cours de français.

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On m'a demandé d'écrire quelques mots sur la France, et plus particulièrement sur son avenir. Des circonstances futures, nous ne savons rien; et nous ne pouvons imaginer l'avenir d'un être vivant que d'après son passé et son présent. Ce qui me conduit à me demander ce que la France a été pour l'homme. Inévitablement, je pense d'abord à la France médiévale: car c'est au moyen âge que votre nation a exercé sur l'Europe une hégémonie spirituelle que ni elle, ni aucune autre nation, n'a égalée depuis lors. Avant tout, là France représente les Croisades, la Chanson de Roland, la cathédrale de Chartres, le Cycle d'Arthur, l'Université de Paris. Dans tout cela, ce qui frappe, c'est l'éclat: éclat des épées, de la courtoisie, de la logique. Et en second lieu, je pense à la France “ éclairée ”, celle de Voltaire et des Encyclopédistes. L'éclat en a pâIi, mais la clarté demeure. Cette France-là, je la considère un peu comme mon ennemie, mais c'est une noble ennemie; à défaut d'amour, elle m'inspire du respect. Enfin, pour être tout à fait franc avec vous, je pense à une troisième France, celle où les pires cancers du monde moderne ont trouvé leur climat d'élection, celle où adorent flâner les Américains décadents, celle où Edgar Poë passe pour un grand poète, celle des petits “ mouvements ” vermiculaires, du Dadaïsme, du Surréalisme et des Messes Noires - celle qui au pays même de la Raison a dressé l'idole de la Bêtise.

Il semble que votre être soit double[1]. Sans doute en est-il de même de toutes les nations; je vois qu'il en est de même de mon pays. Derrière l'Angleterre de Sidney, je distingue (hélas!) celle de Cecil Rhodes. Si l'une affranchit les esclaves, l'autre s'engraisse à faire la traite. Nous qui avons failli inventer la Liberté avons aussi péché contre elle plus que presque toute autre nation. Pour vous comme pour nous, le Démon est véritablement l'envers de l'être authentique ; il incite les concitoyens de Shelley à la Tyrannie, comme ceux d'Abélard à la Bêtise. L'avenir dépend, pour chacun de nos deux pays, du choix que nous ferons entre notre bon et notre mauvais génie. Est-il trop tard pour retrouver cette autre France, cette autre Angleterre .

Pour les retrouver, il ne suffit pas d'y penser Ce n'est pas d'“ idéal ” ni d'“ inspiration ” que nous avons besoin, mais de simple probité, de charité, de diligence, pour faire face successivement à toutes les tâches qui s'imposeront. Je ne sais si les Français ou les Anglais, ou les Allemands (qui, eux non plus, n'ont pas toujours connu le seul Démon) parviendront à redevenir eux-mêmes. Le salut d'un peuple, comme celui d'un individu, est toujours possible, mais aussi impossible à prédire; car nous avons des volontés libres, et l'avenir reste à faire.


Note

[1] - Il s'agit d'un concept abordé par Lewis plus tard dans son roman That Hideous Strength/ Cette hideuse puissance (1946, chap. 17, s. 4) où les personnages Dimble et Ransom discutent du caractère double de la nation anglaise, mais aussi celui de la France et d"autres pays.

Clive Staples Lewis