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Epistémologies culturelles et projection de catégories de pensée*.






Paul Gosselin

Dans un article paru il y a quelque temps dans la revue l'Homme (no.97-98 pp. 81-90) portant sur l'anthropologie de la maladie, Marc Augé a abordé une série de questions qui touchent les chercheurs intéressés par ce "domaine". Parmi ces questions, Augé fait ressortir que la compréhension des systèmes de soins non- occidentaux implique souvent des difficultés d'interprétation et qu'un ethnocentrisme plus ou moins conscient s'y glisse volontiers. L'imposition de typologies à l'intérieur de ce domaine, la tentative d'y introduire un dualisme simplificateur établissant "un secteur virtuellement empirico-rationnel et un secteur irréductiblement magique" constituent des exemples frappants de ce phénomène (Augé 1986:82-83). Au nombre des divers volets de la question, Augé note (1986:83-84).

Au cours de l'article qui suit nous nous pencherons plus particulièrement sur ce dernier volet abordé par Augé, soit la projection par les occidentaux de l'opposition naturelle - surnaturelle sur les systèmes idéologico-religieux des sociétés non-occidentales. Dans un premier temps nous établirons ce qu'implique au juste l'opposition naturelle - surnaturelle, ensuite nous examinerons un système métaphysique non-occidental afin d'établir quels peuvent être les principes qui "gèrent" le monde dans une cosmologie où notre opposition naturelle - surnaturelle n'existe pas. Plus loin dans l'article nous relèverons quelques données occidentales qui mettront en lumière les ambiguïtés de l'opposition naturelle - surnaturelle même chez nous.


I - Opposition naturelle - surnaturelle et les concepts sous-jacents
Notons dès le départ que le fait d'opposer le "naturel" au "surnaturel" implique l'adhésion à une conception métaphysique attribuant à la réalité deux niveaux. L'un, "naturel", dont le comportement est régi par des lois spécifiques et impersonelles fournit l'objet d'étude des recherches scientifiques. L'autre, "surnaturel", (au-'dessus' du naturel) dont le comportement n'est pas régi par des lois strictes et inflexibles et dont les causes sont des entités personnelles ou des forces inaccessibles à la science. Ce fait a d'ailleurs été relevé il y a un certain temps par Durkheim. Il note avec raison (1960:36):

Durkheim rajoute (1960:38)

Nous acceptons, avec Durkheim, volontiers l'origine récente de l'opposition[1] naturelle\surnaturelle en Occident. Par contre, en ce qui concerne les causes de cette opposition conceptuelle, nous sommes plutôt d'avis qu'il faut considérer à l'origine de cette opposition un contexte causal élargi, incluant non seulement les "sciences positives" comme le dit Durkheim mais aussi l'environnement idéologique et culturel dans lequel celles-là sont nées (voir Gosselin 1986:161-181 ou Jaki 1974). Comme tel, l'opposition nature - surnature et ses concepts métaphysiques sous-jacents constituent vraisemblablement un élément important de l'idéo-logique occidentale moderne. Cette idéo-logique, comme le dit bien Augé (1975:XX), qui "...ne constitue pas la somme des discours que pourrait tenir la société la mieux avertie, le mieux initié de ces membres" ...mais plutôt "le système non-formulé" de croyances (inconscientes - implicites) auquel tous réfèrent.


II - Cosmologie montagnaise - naskapi.
Les Montagnais - Naskapi habitent le nord-est de la péninsule du Québec-Labrador. Par ses traditions il s'agit d'un peuple de chasseurs-cueilleurs dont les principaux gibiers sont le caribou, le castor, l'ours et, par endroits, l'orignal. Les Montagnais-Naskapi parlent des langues faisant partie du groupe linguistique algonquin. Comme le note Frank Speck (1977:10-11) ils vivaient généralement en petits groupes isolés d'une ou deux familles chassant ensemble sur des territoires de chasse bien délimités, les seuls grands rassemblements ayant lieu sur la côte au cours du bref été. Au niveau de leur organisation politique les Montagnais - Naskapi n'eurent jamais de grandes institutions politiques centralisées ni d'associations chamaniques ou de sociétés de masques.

L'on peut évidemment exprimer une cosmologie non-occidentale de diverses manières mais ici nous nous contenterons d'une présentation[2] permettant le contraste avec les concepts occidentaux plus ou moins équivalents qui nous intéressent. Nous ne chercherons donc pas à reproduire ici un discours que pourrait tenir un chaman Montagnais - Naskapi mais plutôt établir une espèce de cartographie minimale du "world-view" Montagnais - Naskapi, une idéo-logique abrégée en quelque sorte.


Comme nous l'avons indiqué déjà ci-dessus, l'opposition des concepts de "naturel" et de "surnaturel" est totalement absente de l'épistémologie Montagnaise - Naskapi. Cette cosmologie postule plutôt l'existence d'un monde où divers êtres ayant des ressources physiques, "magiques" et intellectuelles différentes existent ensemble. Il importe de noter au sujet des conceptions métaphysiques[10] qui précèdent qu'il ne s'agit que d'énoncés explicites dans la mythologie Montagnaise - Naskapi. Nous allons maintenant porter notre attention sur d'autres conceptions qui nous apparaissent sous-jacentes à celles décrites ci-dessus.

D'après les données fournies par la mythologie Montagnaise - Naskapi, un des principes importants de leur idéo-logique est celui de la transmutation. La transmutation implique la perméabilité de la frontière des espèces, c'est-à-dire que des êtres dotés de certains pouvoirs peuvent, s'ils le désirent, se manifester sous la forme d'un être d'une espèce différente. Lié aux époques primitives décrites par les récits mythiques, le principe de la transmutation sert de principe explicatif, introduisant un contexte causal toujours actuel dans la vie quotidienne du Montagnais - Naskapi avant le contact avec les blancs. Speck note à ce sujet (1977:49):

Comme telle, la transmutation est beaucoup associée aux chamans, mais certains animaux, comme le castor (Speck 1977:113), ont aussi le pouvoir de se transformer. La mythologie Montagnaise - Naskapi nous fournie de nombreux exemples de transmutations mais il reste que celles-ci ont une orientation, un "pattern" particulier. La transmutation, semble-t-il, a une limite. Un être doté de certains pouvoirs peut très bien apparaître sous la forme d'un être de pouvoirs inférieurs, mais l'inverse semble impossible. On peut représenter cette orientation du processus de la transmutation de la manière suivante:


Notons que dans le diagramme illustrant (ci-dessus) le processus de transmutation Montagnais-Naskapi, tous les êtres impliqués font partie de la grande classe des êtres animés, même certaines roches et certains arbres. Il se peut que nous soyons ici en présence d'un cas démontrant l'influence de la religion sur les catégories linguistiques ? Ou ...l'inverse ? Encore une question de la priorité de la poule ou l'oeuf ??

La flèche qui revient sur le groupe "animaux" renvoie au cas du castor qui, d'après Speck (1977:113), a le pouvoir de se transformer en oie et en d'autres formes animales. Parfois aussi, la transmutation peut être le résultat de l'intervention d'un être supérieur en pouvoirs auprès d'un autre aux pouvoirs inférieurs. C'est le cas de Tseka'bec, le grand chaman des époques anciennes qui transforma d'autres êtres en belettes, en chauve-souris et en baleines blanches (Speck 1977:48). Pour ce qui est de la transmutation indiquée par la flèche: animaux --> arbres, cela est établi par le récit de Meshapush et l'origine du feu (McNulty 1980 D22) où Meshapush, le lièvre légendaire, se changea en mélèze (wa.tna.n). Ce n'est pas le seul cas de transmutation aboutissant à notre catégorie d'objets inanimés. (Chez les Montagnais - Naskapi le mélèze fait partie de la catégorie animé) Certains passent du groupe humain et aboutissent (sans intermédiaire) à ce dernier groupe. Dans le récit Tseka'bec attrape le Soleil (Speck 1977:53-55), Tseka'bec le chaman se voit transformé, malgré lui, en soleil. Dans un autre récit il se voit transformé en lune (Speck 1977:56)

Nous sommes en présence ici d'un contraste assez frappant entre le principe de transmutation postulé par la cosmologie Montagnaise - Naskapi qui implique la perméabilité de la frontière des espèces animales et le principe de la fixité des espèces postulé par la biologie moderne qui implique que les êtres vivants ne se reproduisent que selon leurs espèces. Pour une grande part, la taxonomie biologique occidentale repose sur le fait que les espèces sont des isolats génétiques, c'est-à-dire à l'intérieur de ses frontières, interfertiles, et à l'extérieur, interstériles, donc pas de passage entre espèces[11]. Par contre si l'on tient compte du transformisme impliqué par la théorie de l'évolution, qui tend à expliquer un processus en grande partie inobservable[12] de nos jours (l'origine et la diversité de la vie), paradoxalement le contraste entre cadres conceptuels montagnais - naskapi et occidental disparaît. Il reste évidemment que les mécanismes en question ne sont pas de même ordre: mécaniques - matérialistes dans le premier cas, magiques, dans l'autre (en fait chacun de ces processus se déroule dans un "monde" différent, sous une épistémologie différente). D'autre part le sens du transformisme Montagnais - Naskapi est l'inverse de celui postulé par la théorie de l'évolution. Speck remarque sur ce point (1977:49):

D'après les données disponibles dans la phase initiale aboutissant à cette recherche il m'a semblé que le transformisme montagnais-naskapi implique toujours une certaine déchéance, l'acceptation, en quelque sorte, d'un état ou de pouvoirs inférieurs. Soulignons que lorsque nous parlons ici d'états "supérieurs" ou "d'inférieurs" qu'il s'agit bien de distinctions faisant partie de l'idéo-logique occidentale. Vraisemblablement il n'aurait aucun intérêt à déterminer, à partir du point de vue montagnais-naskapi si Atchen est "supérieur" à Carcajou ou si les hommes, en tant que espèce, sont "supérieurs" aux animaux (voir l'annexe A).

D'autre part la seule exception à cette 'règle' du transformisme montagnais-naskapi qui me soit venu à mon attention est le cas de Kukukueshis l'oiseau (rapporté par Savard 1979: 34) qui se transforme en géant cannibale Atchen, un être apparemment supérieur en pouvoirs et en force à un oiseau. Il s'agit effectivement d'une contradiction à notre hypothèse mais à sa défense nous pouvons noter que le récit de Kukukueshis lui-même nous fourni des indications permettant de le discréditer. D'abord, la transformation est de courte durée. Kukukueshis n'apparaît sous la forme d'un Atchen que pendant un court laps de temps. Dans beaucoup d'autres cas de transformisme (d'hommes à animaux par exemple) la nouvelle forme devient permanente. D'autre part, la transformation de Kukukueshis en Atchen semble faible; il est vite repéré et démasqué. Il n'aurait réussi, en somme, qu'une pauvre imitation.

De manière générale la majorité des transformations (d'espèce en espèce) que nous citent les atnogan montagnais-naskapi sont irréversibles. En voici quelques exemples:

Un seul cas nous est donné où l'on pourrait supposer que la transformation aurait été temporaire, il s'agit du cas de Tseka'bec qui se transforme en oie et vole (Savard 1971: 41). On peut supposer en effet que la transformation fut temporaire car il n'est plus question plus tard dans le récit de Tseka'bec qui vole.

Spécifiquement, le transformisme montagnais-naskapi postule un monde où il y a des distinctions entre les espèces, le vivant et le non-vivant, mais, donné certaines circonstances où se manifeste la présence de certains êtres aux pouvoirs particuliers, ces distinctions ne sont plus tout à fait sûres, plus tout à fait hermétiques. Les apparences peuvent tromper. Ce principe de la transmutation implique effectivement une continuité potentielle entre toutes les êtres, même entre l'organique et l'inorganique[13]. Chez les Ojibwa A.I. Hallowell remarque (1981:35)

Si l'on considère la science occidentale, ce lien entre les êtres est aussi reconnu, mais c'est la biologie moléculaire et la génétique qui nous en fournissent les bases. Réduit à sa plus simple expression ceci implique, en termes physico-chimiques, la reconnaissance que nous sommes tous fait des mêmes "matériaux de construction", les mêmes 103 atomes de base. Seules les combinaisons et l'architecture varie.

Un autre principe implicite dans notre cartographie minimale de la cosmologie montagnaise - naskapi est celle qui présuppose la communication intelligible entre êtres d'espèces différentes. Chez les Montagnais - Naskapi comme chez beaucoup d'autres groupes d'amérindiens l'on suppose, donné certains pouvoirs ou certaines techniques, que l'on peut communiquer de manière intelligible avec des êtres non-humains. Dans ce groupe d'êtres non-humains nous retrouvons les "âmes" des animaux majeurs (caribou, ours, castor), les mista'peo, les quatres vents, le chaman antique Tseka'bec, Wiskedjanape'o, les maîtres des animaux et d'autres individus et groupes d'individus de l'univers cosmologique montagnais - naskapi. Les techniques (ou les canaux) de communication utilisées par les Montagnais - Naskapi avec les êtres de ce groupe sont les rêves, la divination (au moyen d'ossements brûlés, tambours, etc. ), la cérémonie de la tente tremblante, ou encore le "gazing" (ou la concentration à l'aide d'objets usuels) décrit par Speck (1977:164-165). La communication, chez les Montagnais - Naskapi, avec le monde des êtres non-humains donne accès à de l'information de type personnel, concernant directement leur vie quotidienne. Du coté occidental, par contre, la "communication" (ou si l'on parle de la science, plutôt l'observation) avec le monde des êtres non-humains (c'est-à-dire si on lui substitut le monde naturel) ne donne accès qu'a de l'information de type impersonnel qui ne concerne directement que l'être (l'animal) ou la chose en question. Les attitudes des scientifiques occidentaux vis-à-vis le monde des êtres non-humains tels qu'ils sont conçus par les Montagnais - Naskapi semblent prendre deux directions. Ou bien on nie tout simplement leur existence ou bien l'on admet la possibilité de leur existence mais en soulignant qu'il n'est pas du ressort de la science de confirmer ou d'infirmer l'existence de tels êtres, étant donné que la science n'a pas d'emprise sur eux. Dès sa naissance, la science occidentale a érigé en axiome le principe métaphysique que pour tout effet matériel il y a une cause matérielle de même ordre et celle-ci doit être directement observable, ce qui élimine, dans ce cadre conceptuel, la prise en considération de l'intervention, comme agents causals, d'êtres non-humains comme ceux postulés par la cosmologie montagnaise - naskapi.

Un dernier principe, noté d'abord par A.I. Hallowell chez les Ojibwa, qui s'applique vraisemblablement chez les Montagnais - Naskapi aussi, est celui de la personnalisation. D'après ce principe, une causalité impersonnelle, comme celle présupposée par la science occidentale, ne peut être accepté. Dans le contexte causal personnalisé, les effets matériels (rareté ou abondance du gibier, orages, maladies, accidents, etc.) sont tous tenus pour être des conséquences d'interventions directes soit d'êtres non-humains, soit d'êtres humains aux pouvoirs hors de l'ordinaire. Hallowell remarque sur cette question (1981:44-45):

Vraisemblablement, ce principe de causalité s'applique à un bon nombre de peuples non-occidentaux. Notons, en terminant cette section, qu'il n'y a pas, d'après les données dont je dispose présentement chez les Montagnais-Naskapi de champ de savoir qui se distinguerait des autres par le fait de se baser ou non sur des observations empiriques et qui serait comparable à celles qu'on retrouve chez nous. Ex. les sciences naturelles vs. les arts, philosophie, etc. Chez les Montagnais-Naskapi le "naturel" et le "surnaturel"[14] se retrouvent et se côtoient partout "naturellement" et sans apartheid métaphysique. Soulignons par ailleurs que le fait de constater l'inexistence d'une dichotomie naturelle - surnaturelle ou empirique - magique chez les Montagnais-Naskapi n'implique pas absence de lois gouvernant le monde et les êtres qui s'y trouvent mais plutôt que ces lois qui existent concernant la chasse, la communication avec les maîtres des animaux, etc. ne visent ni ne fondent de telles distinctions.


III - Le contexte occidental: ambiguïtés.
En Occident on aurait peut-être tendance à s'attendre à ce que l'opposition naturel - surnaturel soit très ancienne. En réalité ce n'est pas tout à fait le cas. Benson Saler (1977:38-49) dans un article particulièrement intéressant (Supernatural as a Western Category), met bien en évidence le fait que cette opposition n'apparaît pas ni chez les Grecs ou les Juifs de l'Antiquité, ni dans les écrits de l'église chrétienne primitive (Nouveau Testament et écrits des Pères de l'Église). D'après Saler, le développement de l'opposition naturel - surnaturel a eu lieu lors du rencontre, au moyen âge, de la théologie chrétienne et de certains éléments de la philosophie grecque antique. Il note (Saler 1977:44):

Même après son développement initial dans la pensée de Thomas d'Aquin, l'opposition naturel - surnaturel n'a eu droit qu'à un usage plutôt sporadique. R. Hooykaas note par exemple le peu d'intérêt du théologien protestant Calvin pour cette opposition (1970:332):

Chez les premiers géologues aussi (et ceci est vrai pour les savants des 18e et 19e siècles) Hooykaas note qu'un grand nombre admettaient l'idée que les lois de la nature et les miracles constituaient tous deux des manifestations de la puissance divine. C'est les cas, du moins, chez Bacon, Newton, Beekman, Cotes, Kingsley, Miller et Palissy (Hooykaas 1970:330-332, 339-340). Donc même chez ces savants qui concevaient déjà la nature en termes de matière régie par des lois, cette "nature", telle qu'ils la comprenaient, ne pouvait aisément s'insérer dans notre opposition naturel - surnaturel car il y subsiste un substrat de "surnaturel" dans le fait que les lois de la nature elles-mêmes sont conçues comme des édits divins. Cette ancienne unité cosmologique fondamentale, comme nous le savons tous, n'est plus. Elle éclata lors des grandes remises en question du judéo-christianisme qui apparurent aux 18e et 19e siècles. Nous nous retrouvons aujourd'hui avec les résultats de cet éclatement; une vie économique, une vie philosophique, une vie scientifique, une vie politique, une vie artistique, etc. Secteurs éclatés et qui fonctionnent chacun avec des fondements éthiques et épistémologiques qui leur sont propres. Hooykaas remarque à ce sujet (1970:346-347):



IV - Conclusion
Depuis l'éclatement de la cosmologie judéo-chrétienne, l'opposition naturel - surnaturel a pris une importance en Occident qu'elle n'avait pas auparavant et sert, pour une bonne part, à distinguer le "religieux" du "reste"... de la vie. Ainsi, bien qu'il apparaît que l'opposition naturel - surnaturel soit assez ancienne, elle ne peut être rattachée aux grands courants culturels qui influencèrent la pensée occidentale, soit ceux des Grecs ou du judéo-christianisme et n'a pas joui, même chez nous, d'un usage universel ou uniforme. Curieusement, il apparaît que c'est la naissance des sciences sociales qui a le plus consacré son usage, et ce, afin d'établir un contraste frappant entre savoirs basés sur l'observation empirique et savoirs plutôt métaphysiques et spéculatifs. Naissance accompagné d'une attitude visant à non seulement étendre, tant que possible, l'usage de la méthode scientifique à l'étude de l'espèce humaine sous toutes ses manifestations mais aussi l'évaluation et la catégorisation de savoirs autres par rapport au savoir scientifique. Bidney, discutant de l'absence de l'opposition naturel - surnaturel chez les non-occidentaux et de son usage en sciences sociales, note (1968:165-166):

Comme l'indique Saler (1977:33), il y a deux grands problèmes qui se posent quant à l'utilisation du terme surnaturel: doit-il nous servir dans nos descriptions de systèmes idéologico- religieux non-occidentaux ? Doit-il en être question dans le contexte d'une définition générale de la religion ? Pour ce qui est du premier point, avec Saler (1977:32) il m'apparaît évident qu'on ne peut, dans le cadre d'une analyse de données non- occidentales, éviter d'utiliser les catégories de notre culture. L'effort de comprendre des données d'une culture autre implique inévitablement une première étape où l'on situe cette culture autre en termes familiers (c'est-à-dire occidentaux) afin de permettre sa compréhension. Cela correspond à un phénomène commun à presque tout processus d'apprentissage: utiliser le connu pour comprendre l'inconnu. L'analogie, à un certain moment, devient inévitable[15]. Pour court-circuiter l'ethnocentrisme il suffit vraisemblablement d'être conscient de ces transferts de sens et, ultérieurement, tenter de rendre compte des données culturelles de la société non-occidentale selon ses termes propres, c'est-à-dire bien spécifier l'originalité de l'autre culture. En ce qui concerne le deuxième problème touchant l'usage du terme surnaturel, soit son introduction dans le contexte d'une définition générale de la religion, un nombre croissant de chercheurs ainsi que l'auteur de cet article sont d'avis qu'il faut soit lui accorder un rôle négligeable dans cette question ou bien ils remettent directement en cause son usage dans la description de données non-occidentales étant donné son caractère ethnocentrique.

A mon sens donc, nos concepts anthropologiques d'économique, de politique, de parenté et de religion ne peuvent servir qu'à ériger un échafaudage temporaire qui doit être démantelé dès que la structure interne des données culturelles non-occidentales devient accessible. Sachons éviter d'ériger en monuments nos béquilles intellectuelles. En terminant je voudrais formuler le souhait que les lecteurs de cette revue intéressés par la culture montagnaise - naskapi puissent apporter de plus amples données touchant le schéma du transformisme impliqué par les récits montagnais - naskapi donné à la page 10. Données qui permettront d'infirmer ou de confirmer cette hypothèse.




Annexe A

Hiérarchie des êtres chez les Montagnais-Naskapi




En contradiction apparente avec l'affirmation fait plus haut à l'effet que l'on ne peut considérer que les Montagnais-Naskapi classent les êtres selon une hiérarchie ("supérieure" à "inférieure") du genre occidental nous devons tout de même noter, qu'a travers la mythologie montagnaise - naskapi certains indices laissant transparaître un classement des êtres. Parmi les "atnogans" (ou récits sacrés) des Montagnais-Naskapi celles concernant Tseka'bec (ou Tsakapesh selon l'épellation de R. Savard) mettent, plus que d'autres, en évidence des indices d'un système de catégorisation des êtres. Dans ces récits on note par divers endroits Tseka'bec qui appelle d'autres êtres "petit frère" ou, inversement, Tseka'bec qui se fait appeler "grand frère". Voici la liste de ces êtres et les références pertinentes:


Ceux que Tseka'bec appel "petit fils":


D'autre part ceux que Tseka'bec appel "frères":


Le seul être à lequel Tseka'bec adresse la parole (en fait, qui se voit forcé de parler) et qui ne se fait appeler ni "frère", "jeune frère" ou "petit fils" c'est Pierre (Savard 1971:65-70). Il semblerait donc que la Pierre ne puisse être classé parmi les frères de Tseka'bec. De quoi cela dépend-il?

En ce qui concerne le fait de parler avec, ou de forcer à la parole, des choses qui ne parlent pas généralement cela semble effectivement la marque ou la démonstration de pouvoirs supérieurs. Un autre exemple nous est donné par Savard (1985:291) où Tseka'bec parle à sa flèche afin de bien la diriger. Dans chacun de ces exemples le pouvoir de Tseka'bec est démontré non-seulement en ce que la pierre et la flèche lui répondent, mais ils lui comprennent et obéissent, bien que parfois ces démonstrations de pouvoir semblent avoir des résultats inattendus, même de Tseka'bec lui-même (Savard 1971:65-67).

Tseka'bec montre démontre son pouvoir de bien d'autres manières. D'abord par le pouvoir de son souffle il peut transformer ou fait croître (ou vivre) anormalement les choses: les cheveux de ses parents (Savard 1985: 122-123), une épinette blanche (Savard 1971:10-11), ou une motte de terre (Savard 1979: 32). Par ses souhaits et ses chants Tseka'bec et les autres shamans (Vincent 1973: 80) démontrent aussi leur puissance. Il leur suffit de souhaiter quelque chose pour qu'elle se réalise. Tseka'bec n'a qu'a souhaiter que le "super-ours" lui pousse dans une direction avec son museau et c'est ce qui se produit (Savard 1979: 5). Tseka'bec (avalé par un poisson, tout comme Jonas) souhaite que le poisson gobe un hameçon afin qu'il s'en sorte (Savard 1985: 183-184), Renard souhait que le Grand Duc vienne à son secours (Savard 1979: 16), le patron de Mestokosho souhait avoir de la nourriture (Savard 1979: 54) et c'est ce qui se produit. Il faut dire néanmoins que tous n'ont pas le même succès, comme Kukukueshis qui, par jalousie, tente (au moyen de souhaits) de tuer un homme (Savard 1979: 36) mais il ne réussi pas.

D'après ces quelques données nous pouvons, vraisemblablement, tirer au moins une conclusion. S'il existe un système de catégorisation des êtres chez les Montagnais-Naskapi établissant une quelconque hiérarchie les distinctions qu'elle implique ne semblent pas trancher tellement au niveau de l'espèce mais visent plutôt l'individu. En termes concrets s'il apparaît que les membres du groupe oiseau sont généralement inférieurs en pouvoir et en intelligence à l'homme cela ne signifie pas que certains individus de ce groupe, comme Kukukueshis, puissent l'égaler. Tenant compte des pouvoirs et talents que détient l'individu il pourra définir lui-même sa place dans la hiérarchie montagnaise-naskapi des êtres. Son appartenance à une espèce particulière n'a qu'une importance relative. Si cette hypothèse s'avère appuyé, l'on ne saurait prétendre alors, dans le cadre conceptuel montagnais-naskapi, que les hommes, en tant que espèce, sont supérieurs aux animaux. Tout doit, dans ce contexte, être pris cas par cas, car tous les hommes n'ont les mêmes pouvoirs et la même chose serait vrai chez les animaux d'où des possibilités de chevauchements dans l'hiérarchie entre êtres d'espèces différents. Je laisse bien aux soins des spécialistes de l'aire culturelle montagnaise-naskapi la tâche de trancher la question.



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Résumé Paul Gosselin: Epistémologies culturelles et projection

de catégories de pensée.




Cet article se penche sur l'opposition naturelle - surnaturelle et son utilisation en anthropologie dans l'interprétation de données non-occidentaux. D'abord on examine ce qu'est au juste cette dichotomie naturelle - surnaturelle que nous utilisons. Ensuite un système métaphysique non-occidentale sera traité, celui des Montagnais-Naskapi, afin d'établir quelles peuvent être les principes qui "gèrent" le monde dans une cosmologie où notre opposition naturelle - surnaturelle n'existe pas. En terminant nous relèverons quelques données occidentales qui mettront en lumière les ambiguïtés de cette opposition même chez nous.




Abstact Paul Gosselin: Cultural Epistemologies and the

Projection of Categories of Thought.




In this article we will direct our attention to the natural - supernatural opposition and it's use in anthropology in the interpretation of non-Western data. First of all we will analyse the natural - supernatural dichotomy itself. Further on we shall examine a non-Western metaphysical system, that of the Montagnais-Naskapi, in order to establish the principles "managing" the world in a cosmology where our natural - supernatural opposition does not exist. Ending the article we will discuss Western data that shed some light on ambiguities inherent in this opposition even in the West.


Notes


* Publié dans les Cahiers Ethnologiques pp. 45-62 N. S. Vol. 17 no. 10 1989
[1]- D'après Saler (1977:36-38), il y a lieu de douter de l'affirmation de Durkheim de l'origine récente de la conception d'ordres naturel et surnaturel. Les données fournies par Saler sont convaincantes et mettent bien en évidence l'ancienneté de ces conceptions mais l'affirmation de Durkheim demeure récupérable à un niveau car les données fournies par Saler ne mettent pas en doute le fait que l'opposition de manière systématique et cohérente des ordres naturel et surnaturel constitue effectivement un développement récent qui a accompagné (ou précédé de peu) la naissance de la science occidentale.

[2]- Qui s'inspire, en bonne partie, de celle de Bunge (1976: 195-198) appliquée à la science.

[3]- L'épellation de ce terme Naskapi et celle des autres qui suivent est de Speck (1977).

[4]- Cette conception n'est pas acceptée universellement comme une croyance montagnaise-naskapi authentique. Speck lui-même est d'avis qu'elle est dûe aux influences missionnaires (Speck 1977: 28), mais malgré cela il présente lui-même des données favorisant l'hypothèse de ses racines autochtones (deux recensions anciennes de cette croyance datant de 1626 et 1808) et note sa généralité parmi la population montagnaise-naskapi.

[5]- Il semble y avoir une certaine ambiguïté ici entre les concepts d'aataacaakw et de mista'peo. Speck affirme que tous en ont un (1977:35), tandis que Tanner note plutôt que tous ont un aataacaakw (1979:114) et que le fait d'avoir un mista'peo n'est pas automatique et qu'il faut parfois en chercher un ou en hériter (Vincent 1973:80). Cooper, pour sa part, affirme la croyance chez les Montagnais-Naskapi à l'existence de deux entités distincts du corps, équivalent approximativement l'âme et l'esprit (1935: 359).

[6]- Ce qui contredit en quelque sorte l'affirmation de la phrase précédante mais Speck est bien explicite là-dessus (1977:43):

[7]- Speck précise sur ce point (1977:141):

[8]- Speck explique de la manière suivante ce qu'implique ces actes d'hommage envers les animaux (1977:73):

[9]- Speck remarque sur ce point (1977:113):

[10]- Ici nous nous contenterons de la définition de la métaphysique courante en épistémologie de la science, c'est-à- dire sera tenu pour métaphysique tout énoncé qui ne saurait être réfuté au moyen d'observations empiriques.

[11]- Concernant la notion de la fixité des espèces en Occident C.U.M. Smith note (1976: 236-237):

[12]- Vrai pour la macro-évolution et l'abiogénèse. Pour ce qui est des origines premières de la vie, l'on s'accorde, de manière générale, à admettre qu'elle implique des processus inobservables de nos jours. Le scientifique George Wald indique (1954:46):

[13]- Par exemple, dans un récit Montagnais - Naskapi noté par Speck (1977:53-55), Tseka'bec, le grand chaman, est transformé en soleil. Chez les Ojibwa, Hallowell note (1981:24-26) que l'on classe certaines pierres dans la catégorie: objets animés.

[14]- Il s'agit ici évidemment de nos concepts et de ce que nous appellerions "naturel" ou "surnaturel".

[15]- Ces dernières années en philosophie de la science, on devient de plus en plus conscient du rôle important joué par l'analogie (comprendre l'inconnu au moyen de comparaison avec le connu) dans le développement des théories en sciences naturelles. Par exemple Mary Hesse note (1972:194):