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Samizdat

Acquérir la pertinence:
Cosmologie et anthropologie[1].





Paul Gosselin

En général, l'anthropologie des religions est un champ d'études qui attire généralement peu d'intérêt et encore moins de budgets. Il s'agit d'un champ d'études un peu folklorique que les étudiants voient au bacc et oublient presque aussitôt. Somme tout, ce n'est pas un champ d'études très sexé, mais parfois un champ négligé peut offrir des apports inattendus.

À chacun de se forger un avis sur la question évidemment, mais je pense que l'anthropologie des religions peut éclairer un vieux dilemme en anthropologie. Le dilemme en question révèle le caractère, on pourrait dire schizophrénique, de l'anthropologie. D'une part, on a une longue tradition d'une anthropologie neutre, empirique, préoccupé par la cueillette de données ethnologiques. Il s'agit d'une anthropologie qui se confine dans l'observation comme celle de Franz Boas. Une telle position permet difficilement des prises de position cohérentes sur des questions telles que les droits de l'homme par exemple. D'un autre côté, il existe aussi une autre tradition, celle d'une anthropologie engagée sur le plan idéologique. La première peut se vanter de posséder l'aura de la science, mais la seconde se vante de sa pertinence, de son jugement et son pouvoir critique. La force et la faiblesse de la seconde sur le plan moral et éthique est évidemment tout à fait liée au système idéologico-religieux auquel il se rattache. Et, si le système idéoligico-religieux dans son ensemble se montre déficient et perd sa crédibilité, l'anthropologie engagée qui lui est liée le perd aussi. Le jeu comporte donc des risques. L'anthropologue néerlandais Bob Scholte exprimait la chose de la manière suivante (1980: 80-81):

En quoi l'anthropologie des religions peut-elle nous être utile pour examiner ce dilemme? On y arrive.

En Occident, lorsque la question de la religion est abordée dans les médias ou dans le système d'éducation c'est en général à l'aide de catégories ou de définitions anciennes, Habituellement la définition de la religion réfère au concept du surnaturel. Par exemple, le dictionnaire définit souvent la religion comme un ensemble de croyances ou de dogmes accompagné de rites qui définissent les rapports de l'homme avec la ou les divinités (le nombre des agents surnaturels est évidemment déterminé par le fait qu'on a affaire avec un système de croyances monothéiste ou polythéiste).

Ce genre de définition est à vrai dire vétuste, car elle a été formulée au 19e siècle, mais les concepts sur lesquels elle s'appuient remontent au Moyen Âge et même avant. Mais en sciences sociales, depuis la Seconde Guerre mondiale ces définitions ont été largement remises en question. Lorsque les spécialistes, tel que Clifford Geertz, discutent de religion, c'est plutôt en termes de vision du monde ou de systèmes de croyances, des systèmes qui donnent sens à l'existence. De tels systèmes n'impliquent donc plus une référence obligatoire à une force surnaturelle ou à des agents surnaturels (des dieux). Le sociologue américain Thomas Luckman, pour sa part, est d'avis que la religion existe, sous une forme ou une autre, dans toutes les sociétés[3]. Aucune société n'échappe donc au besoin de sens. L'anthropologue français Marc Augé remarque que les spécialistes considèrent que la religion puisse être une expression de la culture, mais à son avis il est également vrai que la culture puisse être considérée comme l'expression d'une vision du monde, une religion[4]. La culture serait donc un véhicule idéologico-religieux. Cela implique que chaque pièce musicale qui joue à la radio, chaque émission de télé, chaque cours d'université comporte une vision du monde plus ou moins implicite, plus ou moins larvaire. Augé, par exemple, s'est amusé plus récemment à analyser des parties de foot comme des rituels collectifs. Notons que plus cette influence idéologique véhiculée par les produits culturels est près du discours dominant, plus elle sera difficile à discerner, car tout le monde pense comme ça. Lorsqu'on admet une définition élargie de la religion, cela a comme conséquence que le marxisme, par exemple, peut désormais être considéré comme une religion ou un système de croyances. Il s'agit d'une religion dont la cosmologie est matérialiste. Il faut noter que depuis la chute du Mur de Berlin et du mur de Fer, c'est maintenant une affirmation trop facile. Ce qui est plus difficile est de jeter un regard analytique sur le discours dominant notre époque, notre société. Et c'est la préoccupation centrale de mon essai récent.

J'ai mentionné tantôt le terme cosmologie, qu'est-ce qu'une cosmologie ? Pour simplifier, on pourrait dire que chaque religion fournit une boîte, plus ou moins grande, dans laquelle l'homme doit vivre. Les religions théistes ou polythéistes proposent une boîte à dimensions multiples tandis que les religions (ou idéologies) matérialistes proposent une boîte à une seule dimension, le monde empirique. Dès que l'on adopte une cosmologie l'homme trouve alors son sens dans le cadre conceptuel que propose sa cosmologie. Ceux qui ont des enfants ont tous passé par la période des questions sans fin, la période du "pourquoi". L'enfant curieux vous demande pourquoi les oiseaux s'en vont l'automne, pourquoi la maladie existe ou pourquoi le ciel est bleu ou pourquoi les gens se divorcent ou se suicident? Et dès que l'on répond, bien souvent un autre pourquoi suit. Après deux ou trois "pourquoi" de suite, même l'adulte le plus savant est généralement réduit à répondre quelque chose du genre "c'est comme ça" ou "je ne sais pas"... Ce sont donc de telles questions justement qui nous forcent à exposer notre cosmologie, c'est-à-dire les croyances les plus fondamentales sur le monde qui nous entoure et le sens qu'on y donne.

L'anthropologie est devant un dilemme. Où bien rester dans le relativisme et se contenter d'abandonner toute prétention à un regard critique, sinon décrier le colonialisme culturel occidental. Ou bien s'engager explicitement sur le plan idéologique, pour devenir une anthropologie au service de...

La fin du 19e siècle a vu l'éclosion d'une cosmologie matérialiste qui a profondément affecté l'Occident. L'anthropologie de son côté, s'est nourrie et a évidemment participé au développement de cette cosmologie. Cette cosmologie avait un avantage manifeste, celle de pouvoir libérer ses adhérents des contraintes morales de la vieille cosmologie judéo-chrétienne. Mais dès la porte franchie, on constate que les questions morales ou éthiques doivent trouver de nouvelles explications. Plusieurs se sont attaqués au problème. Mais, au bout du compte, on constate que ça n'a fait produire des ouvrages savants qui n'intéresseront que d'autres érudits et qui finissent leurs jours comme ramasse-poussières sur les tablettes de bibliothèques universitaires. Des best-sellers qui changeront le cours de l'histoire, euh, soyons sérieux... Le problème reste donc entier. De plus, un regard critique souligne le fait que bien trop souvent ces ouvrages parasitent inconsciemment des concepts de la moralité judéo-chrétienne qui ne sauraient se justifier, de manière cohérente, dans un contexte strictement matérialiste. À mon avis, dans le Crépuscule des idoles Nietzsche a vu clair sur cette question lorsqu'il note sur des attitudes semblables dans sa génération (1899/1970: 78-79):

Dans son livre Postmodernism, Reason and Religion, l'anthropologue Ernst Gellner (U. Cambridge) signale un certain nombre de conséquences du relativisme (1992: 49-50):

À mon sens, si on veut parvenir à une anthropologie véritablement critique ou actuelle et qui serait en mesure d'intervenir dans les questions éthiques de l'heure dont le défi des biotechnologies, il faut alors quitter la cosmologie matérialiste qui a dominé notre champ d'études depuis sa naissance. La raison est simple, c'est que la cosmologie matérialiste aboutie tout naturellement au relativisme, car elle démolit très efficacement l'ordre moral transcendant postulé par la vieille cosmologie judéo-chrétienne et voire même le monde Antique en Occident. Pour éviter ce cul-de-sac, la question se pose alors : Où aller? Vers quel système de croyances s'engager ?

Il faut évidemment marcher les yeux grands ouverts. Le cheminement idéologico-religieux comporte, bien sûr, ses dangers. Le fait de posséder une éducation avancée n'est pas une garanti de parvenir à une destination digne d'intérêt comme l'a démontré, il y a quelques années les événements du scandale de l'Ordre du Temple Solaire. Ce scandale a impliqué des gens ordinaires, mais aussi des journalistes et ingénieurs, des individus a priori à l'abri du fanatisme dit religieux. Je lisais, il y a quelque temps un truc par le biologiste français P.-P. Grassé qui remarque sur l'Allemagne des années 30 (1980: 44):

Ailleurs en Occident, entre 1920 et 1940, à l'université d'Adélaïde, des chercheurs en sciences sociales ont dirigé des expériences sur les Aborigènes de toute l'Australie, pour analyser leur respiration et évaluer leur tolérance de la douleur en les piquant avec des aiguilles. Les aborigènes désignèrent ces chercheurs de l'épithète; "the Butchers" (“les bouchers”). On a traité ces aborigènes, en somme, guère mieux que des rats de laboratoire. Les chercheurs impliqués dans ces expériences étaient aussi les promoteurs de politiques racistes auprès du gouvernement australien, la “White Australia policy”. Un livre publié à ce sujet par le Dr. Warwick Anderson document ces expériences. L'université d'Adélaïde (qui hébergeait autrefois les chercheurs impliqués) a depuis émis des excuses officielles concernant son rôle dans ces recherches.

La recherche d'une nouvelle cosmologie reste une question existentielle tout aussi bien sur le plan individuel qu'institutionnel. Mais à mon sens ce sont des questions qui ne peuvent plus être évités. Il faut voir la chose les yeux grand ouverts. Le cheminement dont il est question ici implique donc une conversion religieuse dans le sens propre du terme. Mais pour se faire une idée où l'on veut aller, il est souvent utile d'examiner le chemin parcouru. Mon livre Fuite de l'Absolu[6], qui est sortie récemment, se veut une analyse du discours postmoderne dominant actuellement en Occident. Pour certains, il est possible que ce soit un outil utile sur ce plan.


NB: les citations suivies de * sont traduits par l'auteur.


Bibliographie


ANDERSON, Warwick (2003) The Cultivation of Whiteness: Science, Health and Racial Destiny in Australia. Melbourne University Press 2003 364p.
http://www.smh.com.au/articles/2002/04/19/1019020704027.html
http://bmj.bmjjournals.com/cgi/content/full/326/7394/888

AUGÉ, Marc (1982) Génie du Paganisme Ed. Gallimard Paris 336 p.

GEERTZ, Clifford (1973) The Interpretation of Cultures. Basic Books New York 470 p.

GELLNER, Ernest (1992/1999) Postmodernism, Reason and Religion. Routledge London/New York 108 p.

GRASSÉ, Pierre-Paul (1980) L'Homme en accusation: De la biologie à la politique. Albin Michel Paris 354 p.

LUCKMANN, Thomas (1970) The Invisible Religion MacMillan New York 128 p.

NIETZCHE, Friedrich (1882/1950) Le gai savoir. (traduit de l'allemand par Alexandre Vialatte) Éditions Gallimard Paris (coll. Folio/Essais 17) 373 p.

NIETZSCHE, Friedrich (1899/1970) Crépuscule des idoles; suivi de Le cas Wagner . (trad. d'Henri et, al. Médiations; 68) Denoël Gonthier Paris 190 p.

SCHOLTE, Bob (1980) Anthropological Traditions: their definition pp. 53-87 in Anthropology: Ancestors and Heirs. Stanley Diamond (éd.) Mouton The Hague 462 p.

TOCQUEVILLE, Alexis de (1835) De la démocratie en Amérique. vol. I




Notes

[1] - Présentation faite à l'Assemblée général de l'Association des anthropologues du Québec, le 28 mai 2006 à Sainte-Foy, Québec.

[2] - Ou entre religions différentes.

[3] - "L'affirmation que la religion est présente sous une forme non spécifiée dans toutes les sociétés et chez tous les individus acculturés normaux est, dès lors, axiomatique. Cette affirmation sous-entend une dimension religieuse dans la définition de l'individu et de la société, mais elle est vide de contenu empirique spécifique."* (Luckmann 1970 : 78)

[4] - "Car ce serait alors moins la religion qu'il s'agirait de définir comme un système culturel que la culture, appréhendée dans ses manifestations les plus contrastées, qu'il faudrait tenter de cerner comme un ensemble virtuellement systématique et implicitement religieux." (Augé 1982: 320)

[5] - Il est possible, dans ce contexte, qu'un commentaire de de Tocqueville soit a propos (1835, vol. 1):

[6] - Pour de plus amples informations sur cet essai, cliquez: