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Samizdat

Chapitre Premier

La délimitation d'un champ:

le problème de l'identification de l'objet de l'anthropologie de la religion




Table des matières

-premiers essais

Depuis la période de l'expansion coloniale, qui fut aussi celle de la naissance de l'anthropologie, on a pris intérêt en Occident à ces peuples ainsi devenus accessibles. Comment sont-ils? Font-ils ceci ou cela comme nous? En quoi nous sont-ils différents? De quoi vivent-ils? A quoi ressemble leur langage? Et parmi ces questions: ont-ils une religion comme nous? Quel(s) dieu(x) adorent-ils? Quels sont leurs rites, etc?

Un important moyen d'augmenter la connaissance, c'est d'observer ce qui est nouveau et inconnu pour ensuite le comparer avec ce qui est connu. Ceci est valable en anthropologie aussi, évidemment, et surtout dans le cas qui nous intéresse ici, la catégorie culturelle religion. Dans ce premier chapitre nous allons donc, dans un premier temps, parcourir les travaux d'auteurs divers sur la question de la définition de la religion. En anthropologie deux grandes tendances apparaissent à ce sujet: d'abord celle où prédomine l'effort de caractériser ou de définir la religion par rapport à un contenu culturel particulier. Ici on identifie la religion généralement grâce à des croyances spécifiques telles celles qui présupposent l'existence d'êtres surnaturels ou anthropomorphiques, un monde et des forces non-empiriques, l'opposition sacré/profane, etc. Ceci constituera la première section de ce chapitre. Plus récemment est apparu un deuxième groupe d'auteurs dont les définitions de la religion misent sur une forme (ou une structure) culturelle. Ceux-ci recherchent des systèmes culturels qui sont producteurs et/ou véhicules de sens. Eliseo Veron, un sociologue travaillant à partir de l'approche d'Augé, explique assez clairement l'opposition d'approches visant un contenu culturel et celles qui visent une forme culturelle. (Veron l973: 53)

C'est pour cette raison que l'idéologie n'est pas de l'ordre du "contenu". Ce qui ne veut pas dire qu'un système idéologique ne puisse se manifester partiellement aussi sur le point du contenu: c'est le cas du discours politique. Mais ailleurs et en général, quand on étudie l'idéologique on a affaire à des règles d'investissement d'une matière signifiante donnée et non pas au "contenu" des messages, car les règles de production de sens d'un système idéologique peuvent investir n'importe quel "contenu"."

Les auteurs abordant la religion par la forme se retrouveront donc dans la troisième section de ce chapitre. D'autre part un bon nombre d'auteurs tentent de combiner et concilier, avec plus ou moins de succès, ces deux tendances et seront examinés ici dans la deuxième section de ce chapitre. Le lecteur notera que l'inversion de ces deux derniers groupes tient au fait que l'organisation de ce chapitre vise à refléter la polarisation contenu/forme (ou sens) qui caractérise les définitions contemporaines de la religion en anthropologie. Notons que le traitement des diverses prises de position concernant la définition de la religion offert ici n'est pas le seul possible. On peut, par exemple, très bien analyser ces approches en rapport avec l'acceptation du surnaturel comme caractéristique du phénomène religieux ou en rapport avec l'intégration de l'opposition religion/science dans les définitions de la religion. Le choix de critères d'analyse ici est bien sûr arbitraire et reflète simplement le désir de mettre en relief ce que semblent à l'auteur les orientations majeures de ce champ. L'on constatera au cours de ce chapitre que de manière générale les définitions de la religion visant un contenu culturel caractérisent aussi la religion en opposition à la science et, inversement, les définitions visant des formes culturelles évitent l'opposition religion/science. Notons qu'en filigrane des présentations d'auteurs on retrouvera dans ce chapitre une critique de l'opposition religion/science, opposition qui repose sur la notion que la science constitue un savoir vraiment distinct. Nous mettrons en lumière et critiquerons ici les traits utilisés pour établir cette 'distinction'. En fin de chapitre, nous présenterons une analyse des diverses approches sur la question de la définition de la religion étudiées ici et exposerons les tendances qui les sous-tendre.



1. Contenu

Les premières définitions de la religion étaient ce qu'il y avait de plus ethnocentrique et très souvent prenaient la forme: Est religion la croyance en Dieu et l'accomplissement des devoirs que cela implique. Après un certain temps, les recherches sur les coutumes et les croyances des non-Occidentaux devinrent plus systématiques et produisirent rapidement un bon nombre de données ethnographiques difficilement conciliables avec ces premières définitions de la religion, définitions qui prirent ensuite des formes de plus en plus diversifiées. .pn on La préoccupation majeure de ces premiers chercheurs en fait n'était pas tellement d'établir une définition élaborée ou finale de la religion, mais plutôt de proposer des théories expliquant les origines de ce phénomène, théories s'inspirant, pour une grande part, directement ou indirectement des spéculations de C. Darwin sur les origines de la vie.



-Tylor et Durkheim

Entre autres, E.B.Tylor (1871) énonça une définition de la religion qui fit longue carrière, "la religion est une croyance en des Etres Spirituels". Emile Durkheim, pour sa part, se dissocia de l'idée que la religion est caractérisée par une référence au surnaturel ou à une divinité quelconque. D'après lui les croyances religieuses sont caractérisées principalement par une classification des choses en deux genres opposés, le sacré et le profane, et aussi, par le fait que la religion est un phénomène social et non individuel. Même si la religion aussi bien que la magie peuvent impliquer des demandes faites à des êtres ou forces surnaturels, la religion est une activité pratiquée par une collectivité, une Église, tandis que la magie n'implique que des individus. Depuis Durkheim, diverses données ethnographiques sont venu infirmer ces distinctions, démontrant que sacré et profane, magie et religion parfois se confondent.



- Religion = Surnaturel ?

Notons qu'en dépit des objections de Durkheim, l'idée que la religion avait quelque chose à voir avec des croyances en des êtres ou puissances surnaturels avait des racines culturelles profondes et même dans la littérature anthropologique récente, la notion du surnaturel est fréquemment un concept central des définitions de la religion. John Saliba, qui a recensé, dans les manuels d'introduction à l'anthropologie publiés entre 1960 et 1976, les diverses positions exprimées par les anthropologues sur la définition de la religion, indique: (1976: 182-183)

Saliba note que même s'il y a un certain consensus autour de l'idée que la religion a quelque chose à voir avec la notion du surnaturel, on reconnait aussi de manière générale que la dichotomie naturel/surnaturel à laquelle se rapporte cette notion est d'une utilité très restreinte hors de l'Occident[1]. (Saliba 1976: 192)



- Spiro: la religion est-elle universelle ?

Melford Spiro (1966: 88-89), pour sa part, est d'avis qu'on présuppose de manière générale (et à tort) que la religion est universelle et qu'il faudra plutôt se résigner à l'idée qu'il est possible que dans certaines sociétés elle n'existe pas. Bien que cette hypothèse ait été reprise par quelques autres chercheurs, Spiro lui-même ne la défend pas avec beaucoup de conviction. Les seuls exemples qu'il cite à l'effet que la religion ne serait pas un phénomène universel, le bouddhisme Théravada et le confucianisme, apparaissent d'une valeur démonstrative douteuse lorsqu'on lit plus loin dans le même article (Spiro 1966: 93-94) qu'en fait ces idéologies ou philosophies (Spiro ne précisa pas quelle étiquette il faudrait utiliser) sont toujours, dans le réel, accompagnées de systèmes de croyances impliquant des "êtres surhumains", que Spiro lui-même accepte comme étant caractéristiques du phénomène religieux. (1966: 94) "... I would argue that the belief in superhuman beings and their power to assist or to harm man approches universal distribution, and this belief - I would insist - is the core variable which ought[2] to be designated by any definition of religion ". (souligné par moi-même)



- Rousseau: la religion n'est pas universelle

Jérôme Rousseau, en discutant des difficultés entourant la définition du phénomène religieux, reprend l'idée de la non-universalité de la religion avancée initialement par Spiro et la pousse encore plus loin. Il indique (1978: 101) "Quand on considère la religion comme un objet universellement réel, on cherche de façon illusoire à appliquer la structure de notre société à des situations très différentes". La position de Rousseau est parmi les plus radicales. Selon lui il faut récuser complètement la référence à la catégorie religion en tant que trait culturel universel et même en tant qu'objet d'étude justifiant l'enseignement de l'anthropologie "religieuse". La majorité des auteurs, commentant le texte de Rousseau, (à la suite de l'article) admettent que l'utilisation de la notion de religion (dans son sens usuel) doit être sérieusement remise en question mais, par contre, ils sont pour la plupart de l'avis qu'il serait erroné de discontinuer, par le fait même, l'enseignement du contenu de l'anthropologie des religions. Un point en particulier soulevé par Rousseau mérite commentaire. il note (1978: 101) "Ce n'est pas l'absence de systèmes religieux distincts qui requiert une explication, mais plutôt notre croyance en la nécessité de leur existence." Bien que la question des universaux présupposés par l'anthropologie (visée par Rousseau ici) pourrait alimenter de nombreux débats et recherches, un autre point important est soulevé par cette courte phrase, mais que Rousseau ne résout pas. il est le suivant. Avant d'affirmer ou d'infirmer, comme le fait Rousseau[3], l'universalité du phénomène religieux, il faut, au préalable, établir s'il existe ou non des sociétés sans religion et avant de pouvoir établir si la religion existe ou non dans la société X, il faut établir ce qu'est la religion, c'est-à-dire énoncer une définition de ce phénomène. Spiro, à qui réfère Rousseau, a émis des réflexions fort pénétrantes à ce sujet. (1960: 90-91)

Ainsi, dans un débat sur l'universalité de la religion, il faut d'abord que tous ceux impliqués s'entendent sur ce qu'est la religion, sinon déclarer que la religion n'existe pas partout n'a aucun sens ! En fait, dans ce genre de débat, tout est dans la définition[4]. Pour ma part, je considère que Rousseau a bien raison quant au fait que la définition du phénomène religieux est une question particulièrement épineuse et sur laquelle il n'y a que peu d'accord (en anthropologie et ailleurs), mais ce constat ne justifie en rien son affirmation que la religion n'est pas universelle. Pour trancher la question, il faut avoir justement la hardiesse de proposer une définition, ce que Rousseau ne fait pas.



- Van Baal : la religion = le non-empirique

Un autre auteur, Jan Van Baal, qui, dans son volume sur la religion, a lutté avec le problème de la définition de la religion, est d'avis qu'il ne faut tout de même pas dissoudre la vénérable notion du surnaturel. Voici comment, à son avis, on pourrait enfin produire une définition objective de la religion. (Van Baal 1971: 3)

La proposition de Van Baal, bien qu'elle soit pleine de bonnes intentions, ne nous avance pas vraiment dans la compréhension du phénomène religieux. il faut tout de même noter que le "card-index" mentionné par Van Baal n'est pas le résultat d'un 'acte de Dieu'; un peu de recherche nous révélera sans doute assez rapidement que par rapport aux phénomènes religieux la classification du 'card-index' repose aussi sur une définition ... celle du dictionnaire tout probablement. Se replier ainsi sur une définition usuelle[5] de la religion signifie au fond une démission face au problème d'identifier et d'analyser ce qu'est la religion, et faire croire qu'on peut atteindre l'objectivité en se cachant derrière la subjectivité des autres constitue un tour de prestidigitation méthodologique douteux.



2. Contenu et Sens

Tournons-nous maintenant vers un deuxième groupe d'auteurs qui tentent, par divers moyens, d'établir des définitions de la religion conciliant l'approche plus traditionnelle (visant un contenu culturel) et une approche contemporaine (visant plutôt une forme culturelle et le problème du sens).



- O'Dea : le "beyond"

Assez souvent les définitions récentes de la religion utilisent un vocabulaire fonctionnaliste et de plus en plus on tente de mettre en évidence les aspects cognitifs des systèmes idéologico-religieux, c'est-à-dire de les regarder comme des systèmes proposant un savoir original sur le monde dont la cohérence se justifie en rapport avec les présupposés qui lui sont propres.

Thomas O'Dea, un sociologue qui aborde l'étude des phénomènes religieux à partir d'un point de vue explicitement fonctionnaliste, est d'avis que la religion est caractérisée surtout par une préoccupation avec quelque chose de vague et d'intangible, un quelque chose dont on ne peut déterminer la réalité empirique: il s'agit d'un "beyond"[6] (O'Dea 1966: 1). De plus la religion est préoccupée par les relations et attitudes qu'entretiennent les hommes face au "beyond" et aussi par les implications pratiques de ce "beyond" pour la vie humaine. O'Dea note (1966: 5,31) que certaines expériences, qu'il appelle des "breaking points", peuvent sortir les hommes du quotidien et les font entrer en contact avec un "beyond" sacré, cette expérience peut d'ailleurs servir à ériger une nouvelle interprétation de la vie. C'est dans de tels cas que la religion sert à (ou du moins tente de) résoudre ce que Weber appelait "the problem of meaning" (le problème du sens) dans sa généralité. Plus loin O'Dea (1966: 14-15) cite six fonctions majeures de la religion dont le support émotionnel, l'intégration de la personnalité (établie au moyen d'un rapport au "beyond"), l'établissement d'un système de valeurs, et une intégration de l'individu dans la vie sociale au moyen de divers rites de passage. O'Dea admet que les approches fonctionnalistes ont, par le passé, trop souvent misé sur l'importance des aspects intégrateurs de la religion sans tenir compte des cas où la religion peut remettre en question, voire même s'attaquer à l'ordre et aux valeurs établis d'une société (ex. mouvements prophétiques, cultes du cargo, etc...). O'Dea mentionne aussi le fait que certaines idéologies politiques en Occident peuvent servir, d'un point de vue fonctionnaliste, de substituts pour la religion (des religions séculières en quelque sorte).

Bien que O'Dea n'utilise pas la notion de surnaturel pour identifier la religion, il n'avance guère au-delà de la position durkheimienne identifiant la religion grâce à l'opposition sacré-profane. A vrai dire, parmi les diverses influences théoriques qu'il signale, la position durkheimienne prédomine. O'Dea dépasse tout de même cette position initiale en tentant de mettre en évidence certains aspects cognitifs liés au problème du sens que posent les religions, mais sa notion de "beyond" reste quand même très près des définitions substantives antérieures.



- Firth : une définition éclectique

Raymond Firth, pour sa part, éprouve une certaine réticence face aux définitions monothétiques (reposant sur un seul élément identificateur) de la religion. Il remarque qu'il préfère plutôt aborder ces questions de manière plus 'empirique' en tenant compte de plusieurs facteurs. Une telle approche aurait l'avantage de pouvoir être utilisée dans des cas spécifiques où les éléments présents n'auraient pas tous une même importance ou une même portée. Voici sa définition. (Firth 1964: 229-230)

Je dois avouer que telle que formulée, la définition de Firth n'apparait pas vraiment ajouter quoi que ce soit de neuf au débat sur la définition de la religion. On y retrouve des bribes de Tylor, Durkheim, Weber, etc. En fait, je serais tenté d'appeler l'approche de Firth la 'méthode smorgasbord', comme on dit en anglais, "it has a little bit of everything to please everybody." Bien qu'il apparaît inévitable qu'on retrouve dans une telle approche au moins certains éléments utiles au problème de définir le phénomène religieux, elle donne surtout l'impression d'un moyen élégant d'être indécis[7].



- Vallée : un système cognitif particulier

Soulignons que l'espace accordé ci-dessus à la distinction science/religion chez Vallée tient au fait que cette approche est relativement récente et aussi à ce que, jusqu'à date, elle n'a été le sujet d'aucune critique publiée en anthropologie religieuse, du moins à ma connaissance. Ici, nous abordons encore la question du contenu mais sous un jour particulier. En effet, il ne s'agit plus d'êtres surnaturels ni de sacré mais du mécanisme (analogie) qui produit ce contenu. Un des thèmes qu'on retrouve développé dans les recherches des structuralo-marxistes sur le sujet de la religion, bien qu'il soit aussi présent chez plusieurs autres chercheurs non-marxistes, c'est que même si les religions peuvent être considérées comme des systèmes cognitifs, ce sont des systèmes cognitifs particuliers puisqu'ils sont caractérisés par une pensée analogique, et cette caractérisation est généralement renforcée par une opposition à la science, qui, elle, est caractérisée par une pensée homologique. Lionel Vallée explique ce qu'implique cette opposition (s.d.: 46-47)

A mon sens cette distinction entre religions ou systèmes de représentations collectives[8] (pour employer le terme adopté par Vallée) et la science constitue une simplification malheureusement hâtive et elle néglige un bon nombre de données maintenant disponibles qui placeraient ce problème dans une toute autre perspective. En fait, cette distinction est un héritage du siècle des Lumières, période optimiste pendant laquelle la science se fit 'lumière' et 'vérité' pour l'Occident (et pour les sciences sociales aussi, bien sûr). Dans la nouvelle mythologie, les positivistes (entre autres), pour couper tout lien avec le passé (religieux), firent de la science le summum de l'objectivité et de la neutralité[9], un Savoir par excellence et le fondement de leurs nouvelles visions du monde. Depuis, les sciences sociales, opérant dans ce paradigme, ont beaucoup attaché d'importance à l'idée que la science est une pensée distincte, un savoir Autre, surtout lorsque confrontées, ce qui était souvent le cas de l'anthropologie, avec ces pratiques et discours curieux qu'elles ont choisi d'appeller la 'religion'[10]. Au climax de cette poussée 'ségrégationniste' (qui rappellera sans doute les oppositions binaires de Lévi-Strauss[11] ou encore les analyses de M. Douglas sur la souillure[12]), apparurent les travaux de Lucien Lévy-Bruhl qui alla jusqu'à dire que les idéologies des sociétés primitives étaient caractérisées par un mode de pensée "prélogique". Plus récemment, à la suite de Lévi-Strauss surtout, on admet que cette distinction était beaucoup moins fondée qu'on ne le croyait, et que toutes les sociétés humaines font usage de la logique, mais parfois sous des formes différentes. Godelier, qui sert de référence à Vallée, explique le processus à l'origine de la pensée mythique (caractérisée par l'analogie) de manière à peu près identique à ce dernier: (Godelier 1977: 277)

Malheureusement ce que Godelier croit être "un fait objectif universel" semble plutôt un a priori irréfutable et sans démonstration. D'ailleurs, suivant immédiatement la citation ci-dessus, il pointe du doigt un problème de fond à peu près inévitable pour son "fait objectif universel". " Bien entendu, ce qui est contrôlé et ce qui ne l'est pas diffèrent selon les formes de société et les époques du développement historique." Comment se peut-il qu'une question aussi vague que le "contrôle", qui variera non seulement d'une société à une autre, mais d'un individu à un autre, puisse être à la source, comme le prétend Godelier, d'un phénomène apparemment universel[13], c'est-à-dire les croyances et pratiques ayant un rapport au surnaturel ? Rappelons-nous aussi que ce qui sera contrôlé dans les diverses sociétés variera en fonction des environnements sociaux, physiques et technologiques.

Poursuivons encore un peu la généalogie conceptuelle de l'opposition homologie/analogie (science vs. religion). Godelier, pour sa part, s'est beaucoup référé à l'oeuvre de Lévi-Strauss en rapport avec la distinction savoir mythique (religion)/savoir scientifique. Les apports de Lévi-Strauss sur cette question peuvent être considérés soit plus complexes ou plus contradictoires, dépendant des motifs ou des humeurs qu'on serait prêt à lui attribuer. Étant donné que Lévi-Strauss a pris beaucoup de soin dans ses nombreux travaux à mettre en évidence le caractère logique et non pas affectif, comme le pensait Lévy-Bruhl, de la pensée des "primitifs", il a considérablement atténué la force de la distinction traditionnelle entre les deux savoirs, ce qui se traduit plus loin par une certaine difficulté de sa part à reformuler à nouveau cette distinction d'une manière précise. Voici comment il situe cette distinction entre pensée mythique (religieux) et pensée scientifique (en comparant analogiquement la pensée mythique à l'art[14]). (1962: 36)

Sur cette question Lévi-Strauss semble se contenter de termes quelque peu flous et par ailleurs il ne s'efforce vraiment pas à démontrer la valeur opératoire ou pratique de cette distinction. Nous verrons plus loin (dans ce chapitre) qu'il semble entrevoir une autre issue à ce problème.

Qu'en est-il alors de la distinction entre pensée mythique et pensée scientifique proposée par Vallée? Est-ce valide, par exemple, de postuler que la pensée scientifique est caractérisée par "l'explication expérimentale"? Ayant procédé à un certain nombre de recherches préliminaires, je peux confirmer qu'il existe une abondante littérature qui atteste l'existence de la pensée analogique dans les sciences exactes; et non pas en tant que vestige d'un passé pré-scientifique, mais comme occupant un rôle essentiel, entre autres, au niveau de la formulation de nouvelles théories. Étant donné l'abondance d'articles et de livres qui pourraient être cités pour confirmer l'existence de l'analogie dans la pensée scientifique, je m'en tiendrai ici à citer quelques auteurs sur des points d'intérêt général. Notons que les ouvrages de Hesse (1966) et Leatherdale (1974) contiennent dans leurs bibliographies des références supplémentaires à ce sujet. Voyons comment Mary Hesse perçoit l'usage de l'analogie dans les sciences exactes: (1972: 173-174)

Richard Boyd (1979), T.S. Kuhn (1979), Pierre Marchal (1980) et W.H. Leatherdale (1974) sont tous d'avis que l'analogie joue un rôle essentiel dans les sciences exactes, mais parmi les auteurs consultés jusqu'ici, aucun ne développe une position épistémologique aussi radicale que celle de Earl MacCormac. MacCormac, constatant l'usage répandu de la métaphore dans les sciences et récusant la vision positiviste selon laquelle la science nous permet d'arriver à un savoir absolu, est d'avis qu'il est légitime de postuler l'identité des théories scientifiques et de la mythologie[15].

Qu'en est-il alors du deuxième volet de la distinction faite par Vallée et Godelier entre savoir scientifique et savoir mythico-religieux? Est-ce légitime de postuler que le savoir mythico-religieux est caractérisé par une pensée de type analogique? A mon sens, cette deuxième caractérisation ne tient pas plus que la première; il n'y a même pas lieu de consulter une littérature spécialisée, les exemples contradictoires abondent. Par exemple, dans la première section du chapitre "La science du concret" (La Pensée Sauvage, pp.3-15) Lévi-Strauss fournit un nombre impressionnant de cas illustrant le savoir empirique des peuples sans écriture. Chez ces peuples généralement il n'y a aucune coupure, ni distinction entre savoir technico-empirique et savoir mythico-religieux comme l'atteste la citation suivante (utilisée par Lévi-Strauss) qui décrit le savoir classificateur des pygmées Pinatubo des Phillipines. (Lévi-Strauss 1962: 8-9)

Un autre cas où savoir mythique et savoir expérimental se confondent est celui des grand-prêtres de la civilisation Maya en Méso-Amérique qui avaient élaboré un calendrier particulièrement précis, basé sur un grand nombre d'observations astronomiques, que déterminait la célébration des fêtes religieuses. Ce calendrier était, notons-le, plus précis que celui des Européens à l'époque. Si nous parcourons les grandes civilisations du passé, nous voyons d'innombrables cas où les savants étaient à la fois détenteurs du savoir "mythico-religieux" et du savoir "technico-empirique".

En Occident, plusieurs cas de ce genre existent aussi. Par exemple, Blaise Pascal, qui était mathématicien, physicien et à qui on doit les lois de la pression atmosphérique et l'équilibre des liquides, le triangle arithmétique, le calcul des probabilités, la presse hydraulique et la théorie de la cycloïde, était aussi d'après certains un "fanatique religieux" et au moment de sa mort travaillait sur un volume intitulé Apologie de la religion chrétienne[16]. Un autre cas bien connu est celui d'Isaac Newton qui écrivit des essais très importants sur la théorie de la gravitation universelle, les mathématiques, l'astronomie et la physique; il a écrit, lui aussi, plusieurs essais théologiques. Gregor Mendel est peut-être un cas plus concluant, puisqu'il était à la fois moine Augustin et un chercheur pionnier dans la génétique[17].

Tout compte fait, je ne peux qu'être de l'avis que la distinction entre le savoir des systèmes de représentations collectives (supposément analogiques) et celui de la science (supposément homologique) telle qu'elle est formulée par Vallée et d'autres est invalide, surtout si l'on considère que les modes de pensées analogiques et homologiques se retrouvent des deux côtés de la 'distinction'[18]. Sur le fond, la question de distinguer la science 'pure' des autres savoirs 'impurs', c'est-à-dire la fonder comme savoir Absolu et distinct, constitue bien plus un problème d'ordre idéologique[19] que scientifique; il ne semble pas que la science soit du tout gênée par la présence d'analogies comme l'atteste bien Leatherdale. Notons, comme il a été mentionné plus haut, que l'indécision de Lévi-Strauss à cet égard semble indicatrice d'une intuition, laissée à l'état de commentaire, qu'il faudra peut-être sérieusement remettre en question "un jour", la distinction entre savoir mythico-religieux et savoir scientifique, du moins au niveau des opérations logiques qu'elles supposent. (Lévi-Strauss 1958: 255)

En terminant, précisons que ce n'est pas que chez les structuralistes et les structuro-marxistes qu'on retrouve comme élément de définition la dichotomie science/religion. En effet chez certains chercheurs cette dichotomie semble tellement importante qu'on donne l'impression que n'importe quelle définition pourrait servir en autant que la science reste conçue comme une activité distincte. (Howells 1975: 228)



- Guthrie : religion et anthropomorphisme

Un autre chercheur qui s'est penché dernièrement sur la définition du phénomène religieux est Steward Guthrie. Guthrie est d'avis qu'il faut bien admettre la présence d'analogies dans la science mais qu'il ne faut pas rejeter la dichotomie religion/science pour autant. D'après Guthrie, qui aborde la religion à partir de ces caractéristiques cognitives, la religion, bien qu'elle ait un nombre important de traits en commun avec la pensée non-religieuse ("secular thought"), plus particulièrement l'usage de modèles, est néanmoins caractérisée par l'usage généralisé et systématique de l'anthropomorphisme, c'est-à-dire qu'elle tente d'établir un rapport avec l'univers qui entoure les humains en projetant des traits humains sur une réalité non-humaine. Il note: (1980: 187)

Plus loin Guthrie explique ce qu'il entend par anthropomorphisme. La précision est importante puisque si l'on considère que l'anthropomorphisme consiste en la projection de traits humains sur l'univers, il reste toute de même à spécifier quels sont les traits dont il est question. Selon Guthrie le trait particulier projeté par les systèmes religieux c'est la capacité de langage. Il remarque: (1980: 189)

Un premier obstacle à la définition de Guthrie réside dans l'objection (faite premièrement par Durkheim 1960: 41-49) qu'il existe des religions orientales, telles que le bouddhisme et le jaïnisme, qui n'ont pas de dieux, qui ne postulent que des 'forces' impersonelles et un 'salut' réalisé que par les efforts individuels. Guthrie ne peut évidemment que rejeter cette objection. Il indique (1980: 184) que d'après lui les religions orientales athées n'existent pas et sont plutôt le résultat d'une confusion occidentale qui néglige de distinguer entre religions et philosophies. Guthrie admet l'existence de philosophies bouddhistes athées, mais il trouve étrange que des anthropologues, "of all people", ne sachent faire la différence entre une religion et une école philosophique. A mon sens, le traitement offert par Guthrie des données qui précèdent est plutôt faible et constitue ce qu'on pourrait appeler un argument 'par définition'. Utilisant le même type d'argument sur un autre plan, on pourrait vraisemblablement faire valoir l'idée qu'une Honda Accord n'est pas une automobile parce que ce n'est pas une Ford.

Ce ne sont pas là des difficultés insurmontables pour l'approche de Guthrie mais malheureusement ce ne sont pas les seules. D'autres problèmes se posent. Parmi les commentaires qui font suite à l'article (selon la formule habituelle de la revue Current Anthropology), Karen Andriolo remarque que la définition de la religion proposée par Guthrie n'en est pas une. Elle note: (1980: 194)

Un autre problème, plus sérieux à mon avis, (posé par Georges Tissot in Guthrie 1980: 198-199) concerne la notion d'anthropomorphisme elle-même. Guthrie postule que la religion est caractérisée, en opposition à la science (1980: 191), par l'usage de modèles anthropomorphiques. Il reste alors à se pencher sur la possibilité qu'on utilise aussi dans les sciences exactes des modèles anthropomorphiques. Avant de pousser plus loin la question il faut préciser que l'anthropomorphisme comporte plusieurs aspects. Il implique (Guthrie 1980: 191) l'interprétation du non-humain en rapport avec des caractéristiques humaines ou personnelles et ces caractéristiques sont multiples: émotions, force, traits de caractère, traits de physionomie, etc. Pour ce qui est de la science, se pourrait-il qu'elle ne soit qu'une projection, sur une échelle grandiose, de la rationalité humaine sur l'univers non-humain ? Tissot pose (in Guthrie 1980) la question: cette présupposition d'intelligibilité et d'ordre dans l'univers qu'implique la science n'est-elle pas religieuse[20] ? La réplique de Guthrie est la suivante: (1980: 200)

Avec un peu de recul l'on constate, dans le noyau de l'argument de Guthrie contre Tissot, une faiblesse fatale. Guthrie reconnaît bien l'existence d'anthropomorphismes dans la science (même s'il évite d'utiliser ce terme: "The isomorphism, then, is between a particular phenomena and a particular model..."), mais nie que ceux-ci visent la réalité. Il affirme qu'ils visent seulement des phénomènes particuliers... qu'il néglige de définir ce qui laisse sa distinction science/religion sans fondements (à ce sujet voir l'annexe A). Dans l'avant-dernière phrase de la citation ci-dessus Guthrie émet l'opinion que la rationalité du constructeur de modèles n'a rien à voir avec celle des phénomènes étudiés, qu'on peut très bien comprendre les tornades et pestes en ayant très peu en commun avec eux... ce qui nous laisse plutôt rêveur si l'on se demande pour quelle raison on comprend quoi que ce soit au monde? Bien que les thèses de Guthrie ne puissent être étudiées plus à fond ici déjà certaines données mises à l'avant par Gellner (1968: 377-379) rendent compte de la présence de l'anthropomorphisme en sciences sociales et il apparaît que Werner Heisenburg, auteur du principe d'incertitude, laisse entendre que l'anthropomorphisme n'est pas absent, non plus, en physique sub-atomique: (1962: 29)



suite


Notes

[1]- Benson Saler, qui a écrit un article très intéressant sur ce sujet, remarque: (1977: 51)

[2]- On peut très bien se demander pourquoi la "belief in superhuman beings" est un élément qui se doit (ought) d'être inclus dans toute définition de la religion, mais Spiro l'explique... c'est que son élimination irait à l'encontre de nos intuitions occidentales bien huilées. (1966: 91)

"For me, any definition of 'religion' which does not include, as a key variable, the belief in superhuman- I won't muddy the metaphysical waters with 'supernatural' (big dif.! -P.G.)- beings who have the power to help or harm man is counter intuitive."

Tant d'efforts pour nous servir du E.B. Tylor réchauffé, tant pis si c'est ethnocentrique.

[3]- Notons que dans l'article il ne cite aucune donnée ethnographique à cet effet.

[4]- Voici un exemple donné par Luckmann. (1970: 42)

Notons que la démonstration de la non-universalité de la religion n'est pas nécessairement impossible à réaliser, il suffit tout simplement de proposer une définition-bidon qui ne peut être universelle, ce qui aura pour effet de garantir le résultat de la démonstration, et le tour est joué.

[5]- Un autre chercheur, Robert Anderson, qui a dû faire face à des problèmes similaires, a eu au moins le mérite de rendre son choix pour une définition usuelle explicite. (1977: 296)

[6]- Un "au-delà" ou une réalité qui transcende l'expérience quotidienne.

[7]- Firth dit lui-même. (1964: 230)

[8]- Vallée rejette la notion de la religion comme étant trop ethnocentrique, mais comme je l'ai démontré ailleurs (Gosselin 1982: 9-10) il reste néanmoins attaché au contenu de cette définition, contenu qu'il transpose d'ailleurs sur la notion de systèmes de représentations collectives, qui est censée remplacer celle de la religion.

[9]- Earl MacCormac signale à ce sujet.(1976: IX-X)

[10]- Black note: (1973: 511)

[11]- Lévi-Strauss explique cette caractéristique de la "pensée sauvage". (1962: 100-101)

[12] Douglas note: (1979: 4)

(1979: 36)" In short, our pollution behaviour is the reaction which condemns any object or idea likely to confuse or contradict cherished classifications." (souligné de moi-même)

[13]- J. Saliba indique sur ce point: (1976: 194)

[14]- Il indique un peu avant. (Lévi-Strauss 1962: 33)

Voir aussi (1962: 32)

[15]- MacCormac remarque: (1976: 131-132)

[16]- Richard Popkin indique à son sujet.(1968: 16)

[17]- Face à cette question on pourrait bien me faire l'objection suivante: "Mais ce raisonnement est faux! Il n'y a pas confusion ou mélange de la religion et de la science ici mais articulation. Le calendrier maya est le fruit d'une compilation d'observations controlées et non une déduction d'une théorie générale préalable. Mendel est arrivé aux lois de la génétique en faisant des expériences, non pas en faisant une déduction à partir d'une révélation divine."

Cette objection est utile car elle nous force à préciser que l'idée maîtresse ici ce n'est pas que la pensée religieuse puisse mener à des découvertes scientifiques mais plutôt que l'empirique, tel que nous les Occidentaux le conçevons, n'existe pas comme champ distinct de la connaissance, séparé de la religion, chez Pascal (et la grande majorité des scientifiques des 17e et 18e siècles aussi, voir le chap. IV), le sorcier Pinatubo et les prêtres Maya. Pour me convaincre de la validité de cette distinction en dehors de l'Occident il faudra d'abord établir les critères sur lesquels la distinction serait basée (analogie, homologie, anthropomorphisme, ou autre) et ensuite trouver des données ethnographiques qui démonteraient une distinction cohérente (qui n'est pas le résultat d'un préjugé rationaliste préalable chez le chercheur occidental!) entre savoirs religieux et savoirs empiriques et qui serait reconnue par Pascal, les Pinatubo et les Maya! Que le calendrier maya soit le résultat d'expériences bien empiriques ne peut faire aucun doute, la question fondamentale ici est d'établir si les Maya distinguent entre ce savoir (empirique) et "l'autre" (le mythique). Mon intuition, c'est qu'en beaucoup de sociétés non-occidentales (pré-contacts) les grandes catégories de savoir seront établies en rapport avec des critères sexuels et/ou occupationnels: le savoir des hommes, celui des femmes, celui des sorciers-shamans et des sage-femmes, etc. Dans chacun de ces catégories de savoir, la connaissance empirique et technique côtoie et, est imprégnée de notions métaphysiques, croyances au surnaturel, tabous et mythes. La citation qui suit met bien en évidence le fait que chez les "autres" le religieux n'est pas du tout conçu comme distinct du technique (l'auteur utilise ici les termes "ritual" et "mundane") même si l'auteur s'empresse à la page suivante d'affirmer sa foi dans nos catégories de savoir coûte que coûte! Cette citation démontre bien que savoir religieux et savoir technique-scientifique n'existent pas en tant que savoirs distincts dans au moins une société non-occidentale. (Ellen 1979: 21)

Il y aura vraisemblablement quelque difficulté à déterminer si religion et science sont mélangées chez Pascal ou Newton par exemple. Tout dépend de ce qu'on peut accepter comme critère de 'mélange'. Si le fait de retrouver Dieu mêlé à des essais en physique ou en chimie paraît comme un critère acceptable alors il est indéniable que science et religion étaient bien mêlées (intégrées ?) aux 17e et 18e siècles (voir Heisenburg 1962: 11). D'après Werner Heisenburg (1962: 12-14) la science a prit naissance lorsqu'en Occident on s'est mis à considérer la nature comme un objet, un objet désacralisé. Qu'on se pose alors la question pourquoi les conceptions de la nature ont changé à cette époque, l'on constate que ceci renvoie au rejet des présupposés cosmologiques grecs (qui subsistaient dans la philosophie scholastique); l'explication de la nature à partir de la Raison et de la Nécessité, en faveur d'autres présupposés cosmologiques d'origine biblique; considérant la nature une création d'un Dieu suprème et immanent, c'est-à-dire qui n'est pas pris dans la nature, d'où une création contingente, mais aussi rationnelle puisque créée par un Dieu rationnel. R. Cotes, l'éditeur de la deuxième édition (1713) des Principes mathématiques de la philosophie naturelle de Newton rend compte ici des racines religieuses de cette nouvelle attitude prise vis-à-vis la nature qui ouvrit la porte à l'empirisme. (in Heisenburg 1962: 128-129)

"Cependant nous ne devons pas déduire ces lois de suppositions incertaines, mais les découvrir au moyen de l'observation et des expériences. Se flatter de pouvoir découvrir les principes d'une vraie physique et les lois de la nature par la seule force de son génie, en fermant les yeux sur tout ce qui nous environne, pour ne consulter que la lumière d'une raison intérieure, c'est établir que le monde existe nécessairement et que les lois dont il s'agit sont des suites immédiates de cette nécessité: ou si l'on est persuadé que cet univers est l'ouvrage d'un Dieu, c'est d'avoir assez d'orgueil pour imaginer qu'un être aussi petit, aussi faible que l'homme, connaît néanmoins avec évidence ce que Dieu pouvait faire de mieux. Toute philosophie saine et véritable est uniquement appuyée sur les phénomènes qui nous conduisent, de gré ou de force, à des principes dans lesquels on voit briller l'évidence de l'intelligence et du pouvoir absolu d'un Être souvrainement sage et puissant."

L'on ne peut évidemment espérer régler ici une question aussi complexe mais à titre d'indice je ne peux que référer le lecteur aux recherches de Jaki (1974) et de Hookaas (1972).

[18]- Jack Goody, qui s'est déjà prononcé sur ce genre de problème, signale ce qui suit. (1977: 37)

On m'a par ailleurs fait l'objection qu'il reste quand même une différence entre pensée scientifique et pensée religieuse au niveau de la compréhension des analogies qu'elles utilisent. "L'analogie scientifique est prise pour ce qu'elle est, une métaphore. On croit dans sa valeur de modèle, mais non dans sa réalité. L'atome ressemble au système solaire mais ce n'est qu'une métaphore." S'il s'agit d'une distinction commune, elle n'est pas convainquante pour autant. Les métaphores utilisées dans le discours religieux peuvent très bien être conscientes et explicites, c'est-à-dire servir comme une illustration d'une idée, non pas prise à la lettre. Pour ne prendre qu'un texte religieux bien connu, la Bible, nous voyons de très nombreux cas d'analogies dont le caractère pédagogique est si clair qu'on ne pourrait imaginer les prendre au pied de la lettre. Jésus, par exemple, se dit être "le chemin (vers le Père)" (Jean 14: 6) pourtant personne n'a pensé se promener dessus avec son âne. Jésus se dit être "la pierre angulaire" (Matthieu 21: 42), pourtant personne n'a pensé l'utiliser comme élément de fondation pour la construction d'un édifice. Jésus, en expliquant l'effet que peut avoir le rencontre avec Dieu dans la vie d'un homme ou d'une société (Marc 4: 30-32), se sert comme modèle la croissance d'une tout petite graine: le sénevé. L'ancien testament aussi est plein d'analogies qui ne peuvent être prises que comme des comparaisons; la nation d'Israêl comparée à une femme qui devient prostituée (Ezechiel 16) et à une vigne (Ezechiel 17: 2-24, Esaîe 5: 7). Il m'apparaît fort probable que dans d'autres systèmes idéologico-religieux l'utilisation d'analogies à fins pédagogiques est aussi une chose courante, donc pas de distinction importante à faire entre science et religion à ce niveau-là.

[19]- Question que discute George Steiner dans son livre Nostalgia for the Absolute.

[20]- Voici, en bonne partie, le raisonnement de Tissot (in Guthrie 1980: 199):