Paul Ohlott: Être créationniste, est-ce rejeter obligatoirement la théorie de Darwin ? Selon vous, est-il acceptable de réaliser un mixage entre la théorie de Darwin et le créationnisme ?
Paul Gosselin: Tout dépens évidemment de la manière de définir “ la théorie de Darwin ”. Certainement le créationnisme n'implique pas le rejet de phénomènes observables sur le plan empirique. À ce titre, on peut penser à la sélection naturelle et son rôle d'éliminer les organismes qui sont mal adaptés pour un écosystème donné. Par contre, lorsqu'il s'agit d'affirmations non empiriques telles que les mutations aléatoires aidées de la sélection naturelle ont produit toute la diversité de la vie que l'on voit autour de nous, le créationniste les rejette, car elles sont métaphysiques. De telles affirmations exigent qu'on y croie de la même manière qu'un dogme inscrit au catéchisme, car on ne peut le démontrer. Un créationniste de la Terre récente admet bien le phénomène de la radioactivité, mais rejet l'affirmation que l'on puisse exploiter ce phénomène pour dater de manière fiable les roches (méthodes de radiodatage), car il remet en question les présupposés qui fondent ces méthodes. On ne l'avouera jamais, mais dans les faits, lorsqu'on applique ces méthodes et que des échantillons sont envoyés en labo, elles donnent régulièrement des dates discordantes. Ces dates discordantes sont immédiatement écartées pour toutes sortes de prétextes; problèmes de cueillette d'échantillons, contamination, intrusion, etc... Ni vu ni connu. (voir à ce sujet: Pourquoi êtes-vous devenu un YEC?)
Il y a là un débat très vaste et l'on pourrait en discuter longuement. Je vais me contenter d'un exemple supplémentaire. Le néo-darwinisme orthodoxe affirme que les mécanismes mentionnés ci-dessus font apparaître continuellement de nouvelles espèces. IL en résulte que l'on devrait voir devant nous un monde dominé par un continuum biologique ponctué de quelques petites variations. Ce que nous propose la biologie, la géologie et les fossiles est autre chose. Le paléontologue Stephen Jay Gould a été confronté à ce problème, car en géologie l'existence d'espèces bien distinctes apparaissant de manière soudaine et demeurant stables par la suite pour de très longues périodes, est bien attesté. Il remarqua (1991 Opus 200. pp. 12-18 Natural History, August vol. 100 no. 8):
D'après le modèle, le problème de l'espèce en paléontologie – je le mets en italiques, car à ce moment l'expression résonnait partout dans notre littérature comme un édit de catéchisme – centré sur la difficulté d'établir où l'espèce ancestrale A prenait fin et l'espèce descendant B commençait dans une transition aux nuances dégradées (ce problème, ainsi formulé, n'a pas de réponse objective, uniquement une réponse arbitraire). Et pourtant, en posant la question de la sorte dans les ouvrages fondamentaux, tous les paléontologues savaient que le monde réel des fossiles imposait rarement un tel dilemme. La vérité paléontologique la plus ancienne proclamait que la très grande majorité des espèces apparaissaient entièrement constituées dans les strates géologiques et ne changent pas de manière substantielle dans le long cours de leur existence subséquente[1] (la durée moyenne pour les invertébrés marins peut atteindre jusqu'à 5 à 10 millions d'années). En d'autres mots, une apparition brusque suivie d'une stabilité subséquente.(trad. PG)
Ce constat a forcé Gould à abandonner le néo-darwinisme orthodoxe pour proposer une nouvelle forme d'évolutionnisme qu'on appelle équilibre ponctué ou évolution saltatoire. Cette théorie suppose que pendant les époques géologiques au lieu d'une lente et longue accumulation de mutations favorables l'évolution serait plutôt le résultat de longues périodes de stabilité, sans changements remarquables, entrecoupés par des périodes de bouleversements caractérisées par de nombreuses mutations et des changements physiologiques et génétiques radicaux, d'où le surnom anglais "Hopeful Monster theory". Au bout du compte, une telle révision de la théorie ne règle rien, car les néo-darwinistes orthodoxes ont de très bonnes raisons de manifester de la réticence vis-à-vis l'idée d'une évolution par sauts. Si l'apparition d'une mutation favorable est une chose exceptionnelle, l'apparition, dans le même organisme de plusieurs mutations favorables (qui ne nuisent pas les unes aux autres) est, à toute fin utile, impossible. Vaut mieux croire aux miracles. Sur le plan logique, il est plus facile de croire à l'intervention d'un Agent intelligent qui coordonne l'intégration d'éléments divers pour constituer les mécanismes et systèmes biologiques que nous voyons que de croire à l'apparition simultanée de plusieurs mutations dans un même organisme. À vrai dire, depuis quelques années (même avant le décès de Gould) cette théorie est en perte de vitesse.
PO: Les évangéliques francophones (Québec, France, Suisse...) sont-ils des créationnistes convaincus comme beaucoup le sont aux USA ? Ou au contraire, y a-t-il un esprit rationaliste plus important qui gêne cette conception de "création du monde" ?
PG: Il faut noter d'abord que les ouvrages créationnistes (ceux qui rejettent à la fois la théorie de l'évolution et l'idée d'une Terre ayant 4.5 milliards d'années) les plus sérieux sont à peu près inconnus en milieu francophone. À vrai dire, le débat n'est pas vraiment engagé et en général on nage dans les stéréotypes médiatiques et les malentendus. Sur le plan médiatique, on présente les créationnistes, à peu près sans exception, comme des tarés qui ne comprennent rien à la science. Les dès sont pipées. Dans le milieu anglophone, le débat est beaucoup plus avancé. Il a été lancé dans les années soixante avec l'ouvrage de Morris et Whitcomb, The Genesis Flood qui examinait les données géologiques appuyant un Déluge à échelle mondiale. Il est ironique de constater que depuis, la géologie orthodoxe, s'ouvre de plus en plus à admettre le rôle de catastrophes dans le passé (tout en rejetant le concept d'un Déluge universel bien sûr).
Les médias francophones présentent donc les créationnistes comme des charlatans, des incompétents, des fanatiques religieux ce qui permet de mettre de côté le plus tôt possible tout questionnement sérieux à ce sujet. Wiktor Stoczkowski résume bien la situation et les attitudes dans le monde francophone (p. 39 La darwinomania 2003: Sciences et Avenir, hors série)
"La théorie darwinienne semble être sortie victorieuse de la féroce lutte que les idées se livrent pour la survie sociale. Il reste encore, aux confins du monde civilisé, quelques obscures créationnistes qui s'obstinent à défier la science, mais ils nous paraissent aussi lointains qu'irréels, à l'instar des anthrophages et antipodes dont les abominables mœurs figuraient jadis dans des récits fantastiques. Quand on se contente de jeter un regard scrutateur autour de soi, on ne voit que des darwiniens."
Étant donné que les sociétés francophones (la France et le Québec, du moins) se sont engagées massivement sur le plan institutionnel vis-à-vis d'idéologies matérialistes (fondées sur la théorie de l'évolution), il ne peut y être question de remise en question sérieuse sur le fonds de la théorie de l'évolution, car cela produirait une crise sociale et idéologique d'envergure. C'est pourquoi en milieu francophone ce débat restera longtemps (hormis quelques discussions insignifiantes sur les « difficultés » ou « paradoxes » de l'évolution) marginal, inaudible, inconcevable. C'est ce qui explique l'attitude suivante. (Anonyme, compte rendu: La théorie de l'évolution est-elle en crise ? Sciences et Avenir hors série no. 134, 2003: 8-9)
"Il reste beaucoup d'énigmes dans notre compréhension de la vie. Par exemple, nous avons peu de lumières sur la façon dont se forment les espèces. Nous ignorons encore le rôle de certains composants de la cellule vivante. Bref, l'histoire n'est pas finie! Ce qui est exclu, c'est que la théorie darwinienne soit abandonnée."
Ce serait difficile de trouver un meilleur exemple d'intégrisme darwinien, le dogme avant tout. Et pourquoi un abandon éventuel du darwinisme serait exclu ? D'autres théories scientifiques ont, par le passé, été critiquées et abandonnées et la planète continue de tourner malgré tout... Si on ose critiquer la théorie de l'évolution, faut-il brandir des pancarte scandant: "LA FIN DU MONDE EST PROCHE!". À moins d'examiner le rôle idéologico-religieux de l'évolutionnisme, la question de la nécessité du darwinisme restera sans réponse. Cela est d'autant plus rigolo que les évolutionnistes comme Guillaume Lecointre (Muséum national d'histoire naturelle, Paris) affirment avec ferveur que le scepticisme est la règle en science:
"La question et/ou le doute est le moteur qui va initier la mise en place d'une expérience. On n'ira pas vérifier ce dont on est intimement persuadé. Sans scepticisme initial, des expériences produites pour vérifier un dogme religieux ou une option spirituelle seraient déjà des perversions de la science. La science en tant qu'institution est un vaste scepticisme organisé."
Ah bon ? Il faut constater certaines exceptions tout de même. Il est possible qu'il n'ait pas consulté l'auteur du compte rendu précédent à ce sujet... Il y a un paradoxe délicieux dans le concept que le darwinisme soit à la fois un fait irréfutable et, d'autre part, si fragile que l'on ne puisse admettre quelque critique que ce soit dans le contexte scolaire ou académique. Albert Camus, dans L'Homme révolté, me semble avoir vu juste touchant la zone d'interdiction qui entoure la théorie de l'évolution. Dans un contexte où il examine la pensée de Rousseau et des partisans de la Révolution française, Camus note (1951: 153)
"Les échafauds apparaissent comme les autels de la religion et de l'injustice. La nouvelle foi ne peut les tolérer. Mais un moment arrive où la foi, si elle devient dogmatique, érige ses propres autels et exige l'adoration inconditionnelle."
Pour ce qui est des évangéliques, bien souvent ces pressions sociales écrasent toute envie de pousser plus loin une recherche sérieuse sur ces questions. Le système scolaire et les milieux universitaires contribuent aussi à assurer la pensée unique sur ces questions. Il est beaucoup plus facile de trouver une position de compromis (où Dieu est responsable de mettre en marche la première cellule) mais qui ne rejette pas en bloc les présupposés évolutionnistes. On cherche donc une position de confort, qui évite les confrontations avec les idées dominantes de notre génération. J'en discute plus longuement dans le texte (pas très raffiné, il faut avouer) L'âge de la Terre, qu'importe ?
Sur la question des origines, j'ai rencontré beaucoup d'évangéliques ayant fait des études universitaires en sciences et ayant été confronté à la cosmologie évolutionniste. Très rapidement ces gens ont dû trouver une "solution" pour éviter de s'attirer des baffes. En général cela consiste à faire des concessions sur l'âge de la Terre. On admet donc les 4,5 milliards d'années et lon ne songerait jamais à aucune remise en question des méthodes de radiodatage qui fondent ces dates. Certains se font alors une petite conception maison pour expliquer les origines et les rapports entre science et foi. D'autres s'appuient sur des trucs officiels comme la perspective de Van Till ou d'autres érudits protestants qui ont comme fonction principale de permettre de garder les Écritures dans une petite bulle qui n'interagit jamais de manière significative avec les conclusions de la "Science". On évite ainsi tous les conflits. La fonction principale de cette "bulle" et de permettre à l'individu de rester dans sa zone de confort et d'éviter les remises en question sérieuses...
Et, dans ce contexte, je constate peu d'exceptions à la règle suivante. Les gens que je viens de décrire sont trop souvent mal informés sur le débat Création - Évolution et c'est presque toujours le résultat d'un choix (plus ou moins conscient selon les cas). Ils font preuve souvent dattitudes condescendantes à légard du créationnisme jeune terre en particulier, mais si on leur demande sils ont lu un seul ouvrage sérieux rédigé par un créationniste, le silence est la seule réponse. Et si on leur en propose, ils se défilent rapidement...
Ça fait maintenant 30 ans que j'intéresse au débat sur les origines et jusqu'ici je n'ai pas rencontré un seul cas d'évangélique francophone qui rejetait la perspective créationniste jeune terre (qui était bien informé à ce sujet et qui avait pris la peine de lire des livres sérieux). Dans les milieux anglophones le débat est plus avancé et lon peut rencontrer des critiques évangéliques du créationnisme ayant lu sur le sujet, mais chez les francophones Et il faut préciser que l'obstacle de la lecture de l'anglais ne peut être évoqué de manière légitime, car au Québec du moins, les gens avec une formation scientifique doivent au moins LIRE l'Anglais. Donc l'accès à la documentation créationniste ne pose pas problème.
PO: Pensez-vous que l'Intelligent Design est une théorie crédible et enseignable à l'école aux côtés de la théorie de l'évolution ?
PG: La question fondamentale est plutôt est-ce que l'on va se contenter d'enseigner la théorie de l'évolution à la manière d'un dogme de catéchisme, auquel il faut croire, et en aucun cas remettre en question (comme l'atteste le commentaire noté ci-dessus dans Sciences et Avenir HS no. 134, 2003) ou va-t-on permettre une sélection naturelle des idées en milieu scolaire? Aux États-Unis, on a tenté de proposer des lois pour permettre de telles critiques, mais dans tous les cas ces lois ont été abattus par des jugements en cour par les défenseurs de l'orthodoxie évolutionniste (voir Tungate). Il faut se demander: Comment se fait-il qu'une théorie dite scientifique doive se cacher derrière un rempart juridique? Jusqu'à ce qu'on accepte une remise en question sérieuse de la théorie de l'évolution, ta question ne se pose même pas... Et dans les sociétés francophones l'héritage du Siècle des Lumières (qui nous affirme que la Science et la Raison nous conduiront vers la Vérité) pèse si lourd qu'un tel débat ouvert est à peine concevable. Ces sociétés, autant le Québec que la France, doivent justement évoluer longtemps encore avant que cela soit possible. Les évangéliques francophones eux-mêmes éprouvent depuis longtemps une grande difficulté de manifester un regard critique véritable à l'égard de cette idéologie... Il faut noter que le manque criant d'ouvrages créationnistes sérieux en français contribue à entretenir la méfiance et les préjugés faciles.
PO: Intelligent Design et laïcité, y a-t-il compatibilité ?
PG: Oui, c'est effectivement une théorie très flexible, qui se contente d'affirmer que les mécanismes que nous propose la théorie de l'évolution sont, pour le monde biologique, incapables d'expliquer la diversité et la complexité réelle de la vie et qu'il faut invoquer un Concepteur. On ne se préoccupe en aucun cas d'identifier ce Concepteur. Dès lors, la théorie ID n'exclut alors aucune cosmologie déiste, que ce soit le Créateur que nous décrivent les trois premiers chapitres de la Genèse, ou les récits cosmologiques d'un chaman Montagnais ou encore les conceptions Déistes du Siècle des Lumières. Évidemment, cela exclut le matérialiste pur et dur (donc cohérent), mais pour toutes sortes de raisons, celui-ci est une espèce en voie de disparition. Évidemment en Europe ils restent bien installés sur le plan des structures sociales (comme en témoignent les râlements de Richard Dawkins en milieu britannique), mais ils sont en perte de vitesse.
En supposant qu'un jour la théorie du Dessin intelligent devienne dominante, il va de soi que les questions sur l'identité du Créateur ne seront pas réglées pour autant. Il est naturel d'ailleurs qu'on pose ces questions. Cela prête immédiatement le flanc aux critiques qui prétendent que la théorie du Dessin intelligent n'est qu'un créationnisme plus raffiné. Ces critiques sont à vrai dire justifiés, bien que dans les milieux ID, on rejette, tant que peut se faire, cette association (qui a comme but évidemment la marginalisation des critiques ID). À mon sens, la théorie du Dessin intelligent ne peut constituer qu'une étape de réflexion et de ce fait il manque de cohérence. Cela dit, les auteurs du Dessin intelligent soulèvent plusieurs questions intéressantes et leurs ouvrages valent la peine d'être lue.
[1] - À ce titre, on peut penser au Cœlacanthe, dont le premier spécimen vivant fut pêché au large des Comores en 1938 dans l'Océan Indien. On pensait alors qu'il était le digne ancêtre des amphibiens, alors quelle fut la surprise de constater qu'il ne montrait aucune trace d'organes internes préadaptés pour l'usage dans un environnement terrestre. Aujourd'hui on reconnaît que “les Cœlacanthes représentent un groupe étonnamment conservateur”.
Ressources
Barnes, Thomas G (1987) The Dilemma of a Theistic Evolutionist: An Answer to Howard Van Till. Creation Research Society March 1987 pp. 161-170 (abstract)